Le problème difficile de
la conscience constitue en fait la question centrale de la philosophie de l’esprit,
c’est-à-dire le rapport plus large entre le corps et l’esprit
que les philosophes ont essayé de comprendre depuis la nuit des temps.
Ce «mind-body problem», selon l’expression
anglaise, n’a évidemment plus la même forme aujourd’hui
qu’il avait à l’époque de Descartes.
La science n’en était alors qu’à ses débuts et
il était encore possible pour un penseur de concevoir le problème
de la relation corps-esprit dans un cadre non matérialiste, ce
que la plupart des scientifiques condidèrent comme pour le moins problématique
aujourd’hui.
Cette différence majeure aura un impact sur la façon même
d’envisager le problème corps-esprit. Descartes affirmait douter
de tout sauf de sa pensée et de son expérience consciente d’avoir
des qualia.
Aujourd’hui la définition et l’existence même des qualia
sont remises en question par des philosophes comme Daniel
Dennett.
Le champ de la philosophie de l’esprit
s’est peut-être rétréci depuis Descartes, mais il est
loin d’être épuisé.
Certains, comme le philosophe Colin
McGinn ou le linguiste Steven
Pinker pensent que le vertige que l’on éprouve face
au problème difficile viendrait simplement des limites du cerveau humain.
Celui-ci est le
fruit de l’évolution et comme les cerveaux des autres animaux,
il a ses limites sur le plan cognitif.
Notre cerveau
ne peut pas retenir 100 chiffres dans sa mémoire
à court terme, ne peut pas visualiser un espace à 7 dimensions,
et ne peut peut-être pas non plus comprendre comment l’activité
neuronale que l’on peut observer de l’extérieur peut donner
lieu à notre expérience subjective intérieure. Les tenants
de cette position ne peuvent évidemment pas fermer complètement
la porte à de nouvelles idées qui pourrait surgir de la tête
d’un futur Darwin ou Einstein et qui éclairerait cette question sous
un jour complètement nouveau.
QU'EST-CE QUE LA CONSCIENCE?
La notion de conscience
recouvre
des phénomènes variés (voir le premier encadré
ci-bas pour les distinctions du philosophe Ned Block).
En
1994, à la première conférence sur la conscience de Tucson,
en Arizona, le philosophe David Chalmers proposa pour sa part
de distinguer les difficultés que pose l’étude de la conscience
en deux types de problèmes distincts : les « problèmes faciles
» et le « problème difficile » de la conscience.
Décréter
certains aspects de la conscience comme étant des problèmes
faciles à résoudre est bien entendu à prendre au
second degré. Ces problèmes sont faciles dans la mesure où
guérir le cancer ou envoyer quelqu’un sur Mars se fera facilement…
En d’autres termes, ce sont des problèmes qu’on est loin d’avoir
résolu, mais les scientifiques ont une bonne idée des étapes
qui leur reste à parcourir pour y arriver.
Dans le cas de la conscience, il s’agit
d’expliquer certaines de ses caractéristiques qui semblent résolubles
par les méthodes classiques d’observation et d’expérimentation
scientifique. Ainsi en est-il par exemple de la douleur, dont on peut associer
l’origine à une lésion subie par le corps. On peut ensuite
investiguer plus avant et découvrir que le système de la nociception
chez l’humain se réalise grâce à un système de
fibres A et de fibres C, etc.
Le même genre d’investigation
est possible pour décortiquer la mécanique de tous
les processus inconscients qui rendent possible la conscience (la
vision, la
mémoire, l’attention, les
émotions, etc.). Pour ce qui est des problèmes faciles, on peut
donc espérer identifier les processus cérébraux qui les sous-tendent
et tenter de comprendre pourquoi ils ont évolué. Ou encore, pour
employer les mots de Chalmers, de trouver les explications fonctionnelles adéquates
à ces phénomènes.
Le
problème difficile, pour sa part, découle des découvertes
de la physique durant la première moitié du XXe siècle, découvertes
qui ont rendu difficile de trouver à la conscience une place dans ce monde.
Tout était tellement plus simple avant, alors que les philosophes et les
scientifiques assumaient sans problème que la
réalité de la conscience était au moins aussi « réelle
» que celle du monde physique. Mais une fois que le monde dans sa globalité
fut compris comme la relation entre des
forces, des atomes et des molécules, il restait bien peu de place pour
l’aspect subjectif de la conscience.
Et
c’est justement cet aspect qui constitue le cœur du problème
difficile pour David Chalmers, ou encore ce que le philosophe Joseph Levine
appelle en anglais le « explanatory gap » (le « trou »
dans l’explication). Pour eux, toutes les explications sur le rôle
causal de nos états d’esprit et leur instanciation dans un système
nerveux donné (le problème facile) ne nous renseigneront jamais
sur la dimension subjective de la conscience ou, pour reprendre les mots du philosophe
Thomas Nagel, sur «
l’effet que cela fait » d’être soi et de ressentir subjectivement
des qualia.
Autrement dit, le problème difficile
doit aller au-delà de l’explication des processus qui nous permettent
de distinguer la couleur rouge de la couleur verte (problème facile), mais
doit en plus expliquer comment cette impression subjective particulière
de la «rougeur» de quelque chose peut surgir de l’activité
de nos
assemblées de neurones. Posé à sa plus simple expression,
le problème difficile revient à se demander : pourquoi l’activité
de notre cerveau nous fait-il ressentir quelque chose plutôt que rien ?
Le problème difficile se concentre donc sur l’aspect phénoménologique
de la conscience, alors que les problèmes faciles en abordent plutôt
les aspects fonctionnels.
Il
existe différentes catégorisations
plutôt convergentes de nos différentes formes de conscience.
Pour le philosophe Ned Block, les phénomènes conscients
comporteraient au moins quatre aspects centraux se manifestant en état
d’éveil
:
La conscience d’accès,
où un état est conscient si, lorsque l’on est dans cet état,
une représentation de son contenu est immédiatement disponible.
Cette représentation peut alors servir de prémisse pour le raisonnement
et peut jouer un rôle dans le contrôle rationnel de l’action
et de la parole. Ce concept rappelle celui d’espace
de travail neuronal.
La conscience phénoménale,
qui correspond aux aspects qualitatifs de notre vie mentale (ou
qualia). En d’autres termes, « l’effet que cela fait »
de ressentir une douleur, de percevoir une couleur, etc.
La conscience réflexive
(ou conscience de “monitoring”) qui est notre
capacité d’inspecter délibérément
le cours de nos pensées, de faire de l’introspection
ou de pister notre comportement.
La conscience de
soi, c’est-à-dire la représentation de soi qui confère
une certaine unité à notre vie mentale.
Par “états
modifiés de conscience” («altered states of consciousness»,
en anglais), on entend des expériences au cours desquelles une personne
a l'impression que le fonctionnement habituel de sa conscience se dérègle.
Après une expérience d’états modifiés de conscience,
qui la plupart du temps est un état temporaire, une personne dira par exemple
qu’elle a eu l’impression de vivre un autre rapport au monde, à
son identité, à son corps.
Les états
modifiés de conscience peuvent être associés à des
événements reliés au sommeil,
comme l’endormissement,
le somnambulisme,
ou le fait d’avoir été privé
de sommeil. Ils peuvent être induits par une autre personne comme dans
le cas de l’hypnose, par soi-même (méditation, prière,
exercice physique) ou par un groupe (état de transe collective). Ils peuvent
aussi être associé à des états pathologiques (fièvre,
carence en oxygène) ou à la
consommation de drogues.
Un exemple de ceci serait
l'effet de la
marijuana sur la conscience et ses différentes composantes (l'input
sensoriel, la clarté de la perception, la distorsion du temps, la mémoire,
les attentes, les associations fonctionnelles, l'attention, etc.) qui ont été
très bien décrits.
La poursuite, l'atteinte
et les conséquences des états modifiés de conscience peuvent
être acceptables et reconnus socialement ou désapprouvées
socialement et illégales (comme par exemple dans le cas de la
consommation de certaines drogues).
De manière
générale, il semble qu'il y ait un registre optimal de stimulations
extérieures nécessaires pour le maintien d'un état normal
d'éveil de la conscience. Les niveaux de stimulation au-dessus ou au-dessous
de ce registre semblent conduire à la production d'états modifiés
de conscience. Par exemple, l’ennui extrême qui accompagne la privation
de contacts sociaux prolongés est susceptible d’induire des états
modifiés de conscience. Le phénomène peut également
se produire dans des circonstances impliquant au contraire un état d'éveil
accru ou une implication mentale intense (absorption intense dans un travail,
lecture, performance dans un sport, etc).
Contrairement à ce que pensent
McGinn ou Pinker (voir l'encadré à gauche), pour Gérald
Edelman il n’y a pas de problème intrìnsèque
à l’étude scientifique de la conscience. Il résume
sa position en deux phrases : « Si l’aspect phénoménal
d'une expérience consciente, qui est ce qui la distingue de tout autre
phénomène, est irréductible, il en est de même en physique
avec le fait qu’on ne peut pas expliquer pourquoi il y a quelque chose plutôt
que rien. Comme la physique n’a jamais été gênée
par cette limite ontologique, la recherche scientifique sur la conscience ne devrait
pas non plus être gênée par le caractère privé
de l’expérience phénoménale. »
Une version encore plus radicale
que l’épiphéno-ménomalisme, connue sous l’expression
de «parallélisme psychophysique», postule
que l’esprit et la matière ont des statuts distincts mais évoluent
en parallèle sans avoir d’influences causales ni dans un sens ni
dans l’autre. Autrement dit, la matière influence seulement la matière,
et l’esprit influence seulement l’esprit.
Gottfried
Leibniz, qui défendait déjà cette thèse de
« l’harmonie préétablie » au
XVIIe siècle, pensait que Dieu avait arrangé les choses à
l'avance de sorte que les esprits et les corps demeuraient en constante harmonie
les uns avec les autres.
Comme bon nombre de dualistes
contemporains admettent maintenant le caractère complet de la causalité
du monde physique (voir l'encadré suivant), ils en viennent à penser
que les processus mentaux pourraient, après tout, n’exercer aucune
influence causale sur le monde physique. Même si le sens commun nous encourage
à penser que nos intentions, nos désirs et nos sentiments affectent
directement nos comportements, cela pourrait finalement n’être qu’une
illusion et la conscience pourrait être causalement impotente.
Voilà
pourquoi, pour demeurer dualiste, le concept du parallélisme psychophysique
leur est bien utile. Car si l’esprit et la matière ne peuvent pas
réellement s’influencer mutuellement, on peut continuer à
admettre qu’ils vont de pair, comme deux trains identiques sur des rails
en parallèle. L’esprit et la matière restent ainsi toujours
en phase, de sorte que s’asseoir sur une punaise va toujours provoquer une
sensation consciente de douleur.
Même pour le dualisme de propriété,
la question de savoir comment les états subjectifs peuvent influencer la
matière sans violer les principes de la physique demeure difficile à
résoudre.
Car le monde physique montre une
« causalité complète ». Un gardien
de but arrête une balle parce que ses muscles se sont contracté,
parce que des stimuli électriques ont voyagé le long de certains
nerfs, parce que son cortex moteur a eu une certaine activité, parce que
juste avant son cortex sensoriel avait eu lui aussi une certaine activité,
parce que sa rétine avait enregistré la forme de la balle s’approchant,
etc…
L’énaction
propose une approche particulièrement originale par rapport à ce
problème
Une position matérialiste
répandue veut que ce soit la physiologie particulière du cerveau
humain qui nous fait ressentir la douleur, comme c’est la physiologie particulière
de la pieuvre qui doit lui faire ressentir la douleur, et non pas une hypothétique
similarité structurelle comme l’affirme le fonctionnalisme.
Cela
suggère que les autres animaux qui ne partagent pas la physiologie du cerveau
humain peuvent difficilement ressentir les sentiments humains, un partage interspécifique
d’états mentaux qui était attrayant et possible avec le fonctionnalisme.
Mais pas pour nombre de matérialistes pour
qui l'on peut très bien distinguer la douleur d’une pieuvre de celle
d’un humain et que ces deux douleurs peuvent très bien ne pas être
les mêmes. Pour bien des neurobiologistes, il est par exemple tout à
fait possible que l’humain puisse, grâce à son cortex cérébral
très développé, atténuer ou au contraire amplifier
sa douleur avec toutes sortes de pensées conscientes issues de ce cortex,
chose que ne peut évidemment pas faire la pieuvre.
Une position semblable au fonctionnalisme
consiste à admettre qu’il y a quelque chose de très mystérieux
entourant la conscience subjective, ou du moins l’impression qu’on
en a, mais que cette chose doit pouvoir s’expliquer par des processus physiques
du monde matériel. D’où la conviction de ces penseurs, souvent
issus de la physique ou des mathématiques, que le problème difficile
ne pourra être résolu qu’en faisant intervenir des éléments
de la toute aussi étrange physique
quantique, ou carrément de principes physiques non encore
découverts.
Pour ce qui est de la physique
quantique, c’est son caractère probabiliste et son indétermination
qui, pour certains, crée une brèche par où les états
mentaux pourraient avoir une influence sur le monde physique.
Pour montrer
les difficultés de l’approche fonctionnaliste qui admet la présence
éventuelle d’états conscients chez une machine, le philosophe
John Searle a imaginé une expérience de pensée
fameuse connue sous le nom de « chambre chinoise ».
Searle imagine que quelqu’un est dans une chambre
où il reçoit par une fente des symboles chinois qu’il ne comprend
pas. Il regarde alors dans un livre qui lui donne une correspondance avec d’autres
symboles qu’il retourne à l’extérieur de la chambre.
Or les premiers symboles étaient des questions et ceux que la personne
retourne sans rien n’y comprendre sont les bonnes réponses à
ces questions. Pour Searle, cet homme est comme un programme d’ordinateur
qui ne fait que répondre à des inputs par des outputs appropriés
d’une manière causale systématique. Autrement dit, il ne fait
que manipuler des symboles selon les consignes écrites par un programmeur
(dans le livre des correspondances) sans pouvoir leur attribuer de signification.
Pourtant, un chinois pourrait être convaincu
que l’homme dans la chambre, ou le programme d’ordinateur, comprend
le chinois, car il réussirait à le tromper, il réussirait
le
test de Turing. Cette expérience montre donc les limites du test de
Turing et comment on peut prendre les apparences d’un état conscient
pour la conscience elle-même.
Tous les fonctionnalistes
n’ont cependant pas capitulé devant l’argument de la chambre
chinoise. Pour eux, l’essentiel n’est pas de constater que l’homme
dans la chambre n’est pas conscient, mais bien que l’ensemble du système
homme-chambre puisse l’être. Car personne ne soutient l’idée
qu’un transistor isolé d’un ordinateur peut être conscient.
C’est plutôt l’ensemble des composantes de l’ordinateur
qui pourrait l’être et non pas seulement certains de ses éléments.
Pour éviter
les
pièges du dualisme de substance par exemple, on a proposé un
« dualisme de propriété ». Celui-ci
reconnaît que tout est matière mais que cette matière peut
posséder deux types de propriété : des propriétés
physiques et des propriétés mentales, ces dernières n’étant
pas réductibles aux premières. On qualifie d’ailleurs souvent
le dualisme de propriété de «physicalisme non réductible».
La douleur aurait par exemple une propriété
physique (les fibres C qui émettent des potentiels d’action) et,
en même temps, une propriété consciente (le sentiment douloureux).
Gottfried
Wilhelm Leibniz (1646-1716). À propos
de Leibniz, voir aussi l’encadré sur « l’harmonie
préétablie ».
Un
des arguments des dualistes de propriété est celui dit « de
la connaissance ». Il fut d’abord présenté par Leibniz
au XVIIe siècle et réactualisé par le philosophe Frank Jackson
dans les années 1980 sous forme d’une petite
fable d’anticipation.
Supposons, dit Jackson,
qu’une grande neurobiologiste aurait tout appris ce qu’elle sait de
la perception de la couleur dans les livres, mais n’en aurait jamais vu
une seule de toute sa vie. Le jour où elle voit une rose pour la première
fois, elle apprendra quelque chose de plus sur la couleur : ce
que cela fait de voir du rouge. Ce qui prouve, selon lui, qu’il y a
deux catégories distinctes de propriété à la matière.
Pour les dualistes de propriété
comme David Chalmers, cette option ne constitue pas un rejet de la science mais
au contraire un appel à élargir ses horizons, en reconnaissant la
conscience comme une entité à part entière, aussi fondamentale
que l’espace, le temps ou la force gravitationnelle.
Mais
la question de savoir comment les états subjectifs peuvent influencer la
matière sans violer les principes de la physique demeure irrésolue.
Sans parler du fait que le dualisme de propriété mène au
panpsychisme, c’est-à-dire à l’idée que toute
matière (même un thermostat, même une roche…) possède
des propriétés conscientes, aussi infimes soient-elles.
Certains
dualistes acceptent l’idée que la causalité fermée
du monde physique doit être respectée en tout temps et qu’aucun
état mental ne peut influencer le cerveau. Pour eux, les états mentaux
existent et sont produits par le cerveau, mais ils n’ajoutent rien à
son fonctionnement physique. C’est ce qu’on appelle l’épiphénoménalisme,
un position philosophique qui reconnaît des influences causales du cerveau
à l’esprit, mais non l’inverse. Une position plus radicale
où il n’y aurait d’influences causales ni dans un sens, ni
dans l’autre, a aussi été défendue (voir l’encadré
sur le « parallélisme psychophysique »).
Pour
les épiphénoménomalistes, l’impression que nos intentions,
nos désirs et nos sentiments affectent directement nos comportements ne
serait donc qu’une illusion, qu’un « épiphénomène
». Nous serions un peu comme un enfant qui joue avec un volant de plastique
sur le siège du passager à côté de son père
qui conduit sa voiture. L’enfant, tout entier à son jeu, en vient
à croire que c’est lui qui conduit. Exactement comme nous avons la
fausse impression que c’est notre esprit qui nous conduit.
Aujourd’hui, parmi ceux qui acceptent l’idée d’un monde
physique dans lequel existe une subjectivité consciente, plusieurs sont
prêts à accepter l’idée que les processus mentaux pourraient,
après tout, n’exercer aucune influence causale sur le monde physique.
Et ce, malgré le fait que le sens commun nous encourage à penser
que nos intentions, nos désirs et nos sentiments affectent directement
nos comportements.
Pour eux, le sentiment
subjectif de soif qui nous fait nous diriger vers le robinet ne
serait pour rien dans notre déplacement. Plus étonnant encore,
si la conscience n’a pas d’influence sur notre comportement, il s’ensuit
que notre comportement demeurerait exactement le même si nous étions
des zombies, c’est-à-dire que notre activité cérébrale
n’était pas accompagnée d’états mentaux.
Mais
il est difficile de nous imaginer en zombies, surtout quand on pense aux comportements
verbaux que l’on interprète habituellement comme le reflet de nos
états mentaux. David Chalmers a d’ailleurs tenté de montrer
la difficulté de cette position en se caricaturant comme un zombie sans
états mentaux en train de discuter de la conscience avec d’autres
philosophes zombies.
D’autres
philosophes, étiquetés par Paul Churchland comme des « dualistes
interactionnistes de propriétés émergentes », considèrent
que les phénomènes mentaux, bien que non physiques, peuvent tout
de même avoir un rôle causal sur le monde physique. Une odeur ou une
couleur pourrait donc, une fois générée, influencer en retour
le fonctionnement du cerveau.
Cette
option, souvent abrégée par le terme unique d’émergentisme,
introduit l’idée d’une hiérarchie de la complexité
dans la matière. Pour les émergentistes, seuls les systèmes
ayant atteint, par le biais de l’évolution,
une configuration suffisamment complexe pourraient faire émerger des phénomènes
conscients. La conscience subjective est donc vue ici comme quelque chose qui
est plus que la somme de ses composantes de base (les
neurones, par exemple) puisque celles-ci sont physiques et que la conscience
subjective semble d’une autre nature.
Encore
une fois, ces propriétés émergentes sont irréductibles
aux propriétés de base dont elles émergent – c'est-à-dire
qu'elles ne peuvent ni être prédites, ni être expliquées
à partir de leurs conditions sous-jacentes. L’exemple classique est
celui des atomes qui s’unissent pour former une molécule aux propriétés
différentes. Ainsi, à la température de la pièce,
l’hydrogène est gazeux et l’oxygène aussi, mais le H2O,
c’est-à-dire l’eau qui résulte de leur union, est liquide.
Ce concept d’émergence et
sa nature étrange est considéré par certains neurobiologistes
matérialistes comme un prétexte pour ne pas se mettre à la
tâche afin d’étudier concrètement les
corrélats neuronaux de la conscience.
D’autres
matérialistes font cependant eux aussi appel au concept d’émergence
lorsqu’ils élaborent des modèles neurobiologiques de la conscience
où celle-ci émerge de la complexité des processus neuronaux
proposés. Ils laisseraient alors, selon les mêmes critiques, un «trou
dans l’explication» («an explanatory gap», en anglais)
qui tend à les ramener vers une position mystérienne.
D’après Valentine, E.R. (1982) et http://en.wikipedia.org/wiki/Philosophy_of_mind
L’alternative
matérialiste (ou physicaliste) contourne ce problème
en posant que les états conscients ne sont peut-être pas, après
tout, distincts des états physiques. La causalité des états
mentaux sur nos comportements n’est alors plus problématique puisque
les deux font partie du monde physique.
Certains
matérialistes optent pour une
théorie dit du « double aspect » qui fait du cerveau et
de l’esprit la même entité, mais vue de deux perspectives différentes
: externe et objective d’une part, et interne et subjective d’autre
part.
D’autres vont vers une réduction
pure et simple du mental au physique. Deux sortes d’identité sont
alors proposées par les matérialistes réductionnistes.
D’abord une conception de
l’identité dite « type à type »
où l’on pose qu’un type d’événement mental
est identique à un type, et un seul, d’événement physique.
Il s’agit d’une théorie
de l’identité entre deux types de chose, des états mentaux
d’une part, et des états cérébraux d’autre part.
Pour les tenants de l’identité type à type, si une flamme
nous brûle un doigt et nous fait ressentir de la douleur, ce type d’état
mental est identique à l’activation d’un circuit cérébral
signalant une chaleur excessive et délétère.
Mais
plusieurs objections leur ont été faites à cette forme d'identité.
Par exemple, avant de prétendre identifier un état mental à
un état physique, il faudrait d’abord savoir précisément
quels sont les types d’états mentaux qui existent réellement
afin de ne pas leur associer l’état cérébral d’un
autre état mental. Or il est loin d’exister une telle unanimité
sur les différents états mentaux.
D’autre
part, à supposer que l’amour que j’éprouve pour mes
enfants soit identique à un certain état de mon cerveau, il paraît
exagéré de croire que quiconque aime ses enfants doive avoir une
état cérébral absolument identique au mien. Et qu’en
est-il des autres espèces ? Il n’apparaît pas impossible que
chez la souris par exemple, il puisse y avoir des douleurs qui correspondent à
un autre type de processus neurophysiologiques que ceux du cerveau humain. D’où
l’expression de "chauvinisme neuronal" du philosophe Ned Block pour qualifier
la théorie de l’identité type à type.
Dans
l'autre conception de la théorie de l'identité dite de " token
à token ", personne ne peut partager exactement le même
état mental. Par conséquent, un état mental est toujours
propre à un individu donné. Cet état mental unique sera donc
identifié à un état neurophysiologique tout aussi unique
du cerveau de cet individu. Bref, on se contente ici d'affirmer des identités
ponctuelles, au cas par cas, entre un état mental singulier et un état
cérébral qui l'est tout autant.
Alors
que le « type » était une notion générale, le
« token » renvoie donc à un cas particulier et pourrait être
traduit de l’anglais par le terme français « occurrence ».
Selon cette version de la théorie de l’identité, chaque individu
peut aimer ses enfants d’une façon tout à fait personnelle
produisant un état mental unique à cet individu qui sera identique
à un état neurophysiologique tout aussi unique.
Mais
peut-on imaginer que deux individus ont, à un moment précis, exactement
le même état mental ? Si oui, comme le croient les objecteurs de
l’identité « token à token », il pourrait arriver
des cas où un même état mental se matérialise de deux
façons différentes dans les cerveaux de ces deux individus. Comment
alors continuer à parler d’identité quand une chose peut être
identique à deux choses différentes ?
La
réponse à cette question est venue d’une autre théorie
de la relation corps-esprit, appelée fonctionnalisme.
Pour le fonctionnalisme, ce qu’il y a d’identique dans les deux occurrences
matérielles différentes d’un même état mental,
c’est la fonction, c’est-à-dire l’ensemble des relations
de cause et d’effet entre les états mentaux internes.
Le
fonctionnalisme accepte ainsi l’idée que les états mentaux
sont internes et cachés sans pour autant les identifier aux qualia,
à des expériences purement subjectives. Sans pour autant non plus
adopter la
posture behavioriste qui considère l’esprit comme une «
boîte noire » dont il faut se détourner pour se concentrer
sur des explications purement comportementales. De plus pour les fonctionnalistes,
bien que les états mentaux soient des causes cachées et inobservables,
ils les considèrent tout de même comme faisant partie du monde physique.
L’analogie fonctionnaliste classique
pour décrire cette position est celle de l’analogie
avec le «hardware» et le «software» d’un ordinateur.
Le hardware, ce sont les matériaux avec lesquels l’ordinateur est
construit, ses circuits intégrés, ses fils, etc. Le software, ce
sont les différents programmes que l’ordinateur peut exécuter
comme votre traitement de texte ou votre gestionnaire de courriels. Ces derniers
peuvent souvent être installés sur différents types de hardware
(PC, Mac, etc.), les programmeurs s’étant assurés d’adapter
l’essence du software, qui est la structure causale de ses composantes,
à chacun des hardwares. Ce qui importe ici, c’est que lorsque l’on
tape une commande, cela produit un certain état interne dans la machine,
et que cet état produit en retour sur l’écran la bonne réponse.
Et c’est exactement comme ça, c’est-à-dire en terme
de relations causales entre des états internes, que le fonctionnalisme
envisage l’esprit humain.
Par conséquent,
différents types de cerveaux (ou d’ordinateurs, de hardwares) pourraient
avoir des états conscients similaires (associés ici au software)
s’ils ont des modules structurels qui accomplissent les mêmes fonctions.
C’est l'argument dit « de la réalisation multiple »,
où les états mentaux peuvent être réalisés de
multiples façons, sur différents supports, et donc pas nécessairement
dans un cerveau humain.
La matérialité
du support n’est toutefois pas garantie par le fonctionnalisme, puisqu’il
n’y a pas d’implication logique stricte entre le fonctionnalisme et
le matérialisme. En effet, si l’on part de la prémisse qu’il
existe des états mentaux reliés causalement, il ne s’ensuit
pas que ceux-ci sont nécessairement de nature matérielle. Dans l’état
actuel de nos connaissances, il apparaît cependant peu plausible de croire
qu’il existe des causes et des effets qui ne soient pas de nature physique.
Et de fait les principaux défenseurs du fonctionnalisme sont des matérialistes.
Contrairement au béhaviorisme,
le fonctionnalisme admet que les humains possèdent des états mentaux
à l’intérieur d’eux-mêmes et que ceux-ci sont
à l’origine de leur comportement. Le fonctionnalisme laisse cependant
totalement dans l’obscurité le côté "subjectif " de
nos états mentaux, leurs "qualia ". Le fonctionnalisme répond donc
difficilement aux critiques centrées sur l’existence des qualia comme
l’histoire
de Marie de Frank Jackson ou «
l’effet que cela fait d’être une chauve-souris » de Thomas
Nagel ».
Une autre objection
au fonctionnalisme s’adresse plus particulièrement à l’analogie
« hardware – software » qui veut que l’esprit soit au
cerveau ce que le programme est à l’ordinateur. Le philosophe John
Searle a apporté à cette conception ce que certains philosophes
considèrent comme sa réfutation la plus difficile à contrer
: l’argument de la "chambre chinoise" (voir l'encadré).
Une
autre difficulté à laquelle font face les fonctionnalistes matérialistes
est qu’en faisant fi du substrat particulier de la physiologie neuronale,
ils s’éloignent du point fort du matérialisme qui affirme
que les seuls états conscients que l’on connaît, ceux de l’humain,
viennent de l’activité de son substrat physique, c'est-à-dire
la forme et l’activité de ses réseaux de neurones.
Le
fonctionnalisme se retrouve ainsi dans la même position que lépiphénoménalisme,
c’est-à-dire expliquer comment des états mentaux peuvent avoir
une influence sur le monde physique.
Jusqu’ici,
on a toujours admis l’existence des "états mentaux", c’est-à-dire
des désirs, des croyances, des intentions, etc., à l’origine
de nos comportements. La version dite « éliminativiste
» du matérialisme affirme que ces concepts populaires sont tout simplement
faux, même s’ils semblent avoir un pouvoir explicatif réel.
Tout comme l’illusion que le Soleil
"se couche" s'explique par la
rotation de la Terre autour de son axe, de même les états mentaux
conscients ne seraient qu’une illusion que les progrès des neurosciences
finiront par dévoiler. D’où l’expression de matérialisme
« éliminativiste » puisqu’on élimine purement
et simplement ce qui cause problème, à savoir, les états
mentaux.
Pour des philosophes comme Paul
et Patricia Churchland, deux des principaux défenseurs de cette position,
personne n’est donc conscient dans le sens phénoménal, dans
le sens du problème difficile de la conscience
formulé par Chalmers. Tout se ramène aux problèmes «
faciles » qui pourront éventuellement être résolus sans
faire intervenir des propriétés physiques autres que celles que
l’on connaît déjà. Bref, les explications psychologiques
de nos états mentaux ne seraient que temporaires et destinées à
être remplacées par les
modèles neurobiologiques à venir.
Quant
aux arguments comme ceux de Jackson et de sa
spécialiste de la vision qui n’a jamais vu de couleur, les matérialistes
éliminativistes les contournent en disant qu’on peut parler des états
conscients de deux façons : comme étant conscients, et comme étant
physiques. Il ne s’agit pas de deux propriétés différentes
mais bien d’une même propriété dont on peut parler de
deux façons différentes. Un peu comme pour un comédien qui
joue dans un film : on peut parler de lui avec le nom de son personnage, ou bien
avec son vrai nom dans la vie. Mais dans les deux cas, on réfère
à la même personne, à la même réalité.
Ou bien comme pour la température.
On apprend d’abord à la concevoir en degrés, puis on apprend
qu’il s’agit de l’énergie cinétique moyenne des
particules. Deux façons de la concevoir, mais une même réalité.
En expérimentant la couleur rouge
pour la première fois, la spécialiste de Jackson n’est au
fond qu’en train d’expérimenter une nouvelle façon pour
parler d’une même réalité.
L’importance accordée
au comportement dans la théorie de l’énaction peut sembler,
pour plusieurs, être un retour en arrière vers une forme de behaviorisme
traditionnel. Toutefois, l’énaction se distingue du behaviorisme
dans sa façon de concevoir le comportement. Car contrairement au behaviorisme,
le comportement n’est pas vu comme le seul accès aux processus mentaux
et aux connaissances d’un individu mais comme la connaissance elle-même
considérée comme toute action adéquate dans le monde.
La
notion d’agent développée par la théorie de l’énaction
la distingue aussi du behaviorisme dans le sens où chaque agent est une
entité qui apprend, et ce, de façon personnalisée. Par conséquent
la régularité de la réponse à un stimulus donné,
qui fonde le behaviorisme, ne s’applique pas ici. Le même stimulus
pourra déclencher différents comportements non seulement chez des
personnes différentes mais également chez la même personne
à des moments différents dans le temps puisque l’agent apprend
constamment et se transforme au fil de ses expériences.
Au début des années
1970, Humberto Maturana et Francisco Varela
formulent le concept «d'autopoïèse» pour
tenter de saisir l’essence des êtres vivants. Ceux-ci étaient
jusqu’alors définis par différentes propriétés
ou fonctions observées chez les systèmes vivants, ce qui pour Maturana
et Varela avait quelque chose du raisonnement circulaire ou de la pensée
téléologique.
Du grec autos,
soi, et poiein, produire, l’autopoïèse renvoie à
la capacité de tout système vivant de maintenir sa structure et
de renouveler ses propres constituants. Un système autopoïétique
est donc un réseau complexe d’éléments qui régénèrent
constamment, par leurs interactions et transformations, le réseau qui les
a produits. Bref, un système vivant engendre et spécifie continuellement
sa propre organisation.
Source: John Stewart
Dans
cette idée centrale d'autonomie, Maturana et Varela y distinguent la «structure»
d’une part, qui est formée par l’ensemble des composantes physiques
du système, et l'«organisation» d’autre
part, qui correspond aux relations entre ces mêmes composants.
À
peu près à la même époque, Henri
Laboritavait fait une distinction similaire avec ses notions «d'information
structure» et «d'information circulante».
Cette dernière permet à chaque niveau d’organisation du vivant
de s’ouvrir au niveau supérieur qui devient ainsi le servomécanisme
du système régulé sous-jacent (voir capsule outil ci-bas).
Les travaux de Henri
Atlan sur l’auto-organisation, eux aussi influencés par la
cybernétique et la pensée systémique, vont également
de pair avec le concept d’autopoïèse puisqu’ils mettent
l’accent sur la notion d’autonomie.
Le
concept d’autopoïèse a de nombreuses autres implications, dont
celle de faire passer la définition du vivant basée sur l’évolution
et la reproduction au second plan. Car pour qu’il y ait reproduction, il
faut d’abord qu’il y ait autoconservation de l’organisme vivant
qui la rend possible, soulignent les partisans de l’autopoïèse.
L’évolution phylogénétique interviendrait quant à
elle seulement par la suite, lors de la reproduction.
Source:
John Stewart
Autre implication du concept d’autopoïèse
: l’impossibilité de distinguer entre ce qui vient de l’environnement
et ce qui vient du système lui-même. La communication entre un système
et son environnement s’établit par un «couplage structurel»
(voir l’encadré suivant) au niveau de leurs éléments
réciproques. Et c’est la présence de couplages possibles qui
permet la conservation de l’identité de l’organisme. La principale
conséquence de cette pensée pour la notion du « soi »
est que celui-ci est forcément de nature autopoïétique, c’est-à-dire
en constante transformation, jamais fixe, ne reposant sur aucun socle ou fondement
stable (voir le premier encadré à droite sur le bouddhisme).
Dans la perspective
de l’énaction, un individu entre en interaction avec son environnement
grâce à toutes ses expériences personnelles mémorisées.
Cette interaction donne lieu à ce que Varela et Maturana appellent un couplage
structurel («structural coupling», en anglais). Ce concept
met l’accent non pas sur l’adaptation optimale d’un organisme
à différentes régularités du monde mais sur la «viabilité»
d’un certain nombre de couplages organisme-environnement.
C’est
en s’appuyant sur le concept de couplage structurel que Varela et Maturana
ont développé leur vision de l’évolution,
centrée sur la notion de «dérive naturelle»
(«natural drift», en anglais).
La dérive
naturelle se distingue de la sélection naturelle de Darwin (voir capsule
outil ci-bas) en ce que l’environnement est vu surtout comme quelque chose
qui interdit ou proscrit certains couplages entre un organisme et son environnement.
Si un organisme n’a pas la structure adéquate pour se coupler d’une
façon ou d’une autre à son environnement, alors il disparaît.
Par conséquent, l’environnement n’est
pas considéré comme quelque chose qui dicterait aux organismes leur
structure optimale, et de fait, différentes structures peuvent s’accommoder
des contraintes imposées par un même environnement.
Vers les années
1950 et 1960, le paradigme qui avait dominé l’étude expérimentale
de l’esprit humain depuis le début du siècle, le
behaviorisme, cède progressivement le pas aux sciences cognitives qui
allaient connaître deux développements théoriques majeurs
: le
cognitivisme et le connexionnisme.
Pour
le cognitivisme, penser équivaut à manipuler des symboles, à
une algèbre qui opère sur des représentations du monde à
la manière des ordinateurs digitaux. Le connexionnisme assimile quant à
lui la pensée au fonctionnement d’un réseau de neurones. Une
opération cognitive résulte de l’interaction d’innombrables
unités interconnectées qui interagissent entre elles, sans pilote
central. Le connexionnisme conserve cependant l’idée de représentation,
qui consiste ici en la correspondance entre un état global émergent
et des propriétés du monde.
Pour
certains, cette idée de représentation a de forts relents de dualisme
et entretient une séparation entre le corps et l’esprit d’une
part, et entre soi et le monde extérieur d’autre part. Le caractère
passif de cette conception de l’esprit humain, ramené au statut d’un
dispositif d’entrée et de sortie traitant de l’information,
a également été critiqué. Des auteurs comme Ryle,
Freeman
ou Núñez ont même soutenu que le concept de représentation
interne était une erreur de catégorie ou simplement une fiction.
Ces auteurs s’inscrivent dans un
courant de pensée influencé par des pragmatistes comme John
Dewey et des phénoménologues comme Merleau-Ponty
qui pouvaient concevoir l’action et les intentions sans représentation.
Cette tradition critique du connexionnisme et du cognitivisme (et donc aussi du
fonctionnalisme), se retrouve
autour de l’idée d’un rôle fondamental joué par
l’expérience incarnée de l’individu dans son environnement.
En plus de jeter un nouvel éclairage sur certaines de nos capacités
cognitives étonnantes de la vie de tous les jours (inférences
inconscientes, coordination
geste parole, compréhension
du langage, etc), ce courant de la cognition incarnée soutient
que nombre de concepts qui nous servent à penser le monde et à interagir
avec autrui ont en fait leur origine dans l’expérience corporelle
des individus de notre espèce.
Cette
façon de définir la cognition en liant intimement le corps et la
pensée a mené à d’intéressantes alternatives
aux difficultés épistémologiques des modèles représentationnels
(voir les trois premiers encadrés à gauche), en particulier aux
restrictions imposées par la causalité linéaire, la dichotomie
« sujet – objet » et le dualisme « corps – esprit
». Elle permet entre autre une réhabilitation
du rôle des émotions dans la cognition, une reconsidération
de nos mécanismes de pensée inconscients du quotidien comme ayant
probablement une importance capitale dans notre appareil cognitif, et une reconnaissance
des données évolutives montrant que le
cerveau humain a évolué en grande partie pour permettre l’organisation
de la vie sociale. Cette approche va donc également dans le sens de
penseurs comme Vygotsky
qui ont mis l’accent sur le milieu social et culturel comme moteur fondamental
du développement cognitif humain.
Dans les
années 1980, un mouvement qui rejette l’orthodoxie
cognitiviste ou connexionniste basée sur l’idée de la
représentation s’est donc développé. Pour en comprendre
l’essence, prenons l’exemple d’un enfant qui apprend à
marcher. Personne ne lui apprend des règles pour le faire comme le postule
l’approche cognitiviste. Pourtant il apprend par essais et erreurs à
se tenir en équilibre sur ses membres articulés, tout en évitant
les obstacles qui le déséquilibrent. L’approche connexionniste
est sans doute plus pertinente pour décrire ce qui se passe ici, mais on
peut aussi chercher une compréhension plus globale du phénomène
en tenant compte des jambes particulières du jeune enfant et de l’environnement
dans lequel il doit se déplacer.
C’est
l’approche qu’a proposé Francisco Varela,
auteur de plusieurs ouvrages, dont L’inscription corporelle de l’esprit
(1993), qui ont inspiré le mouvement de la cognition incarnée. Celui-ci
ne nie pas tous les apports du cognitivisme et du connexionnisme mais les juge
insuffisants. La manipulation symbolique n’est par exemple pas écartée
mais vue plutôt comme une description de niveau supérieur de propriétés
qui se trouvent concrètement matérialisées dans un système
distribué sous-jacent. Pour Varela, ce réseau de neurones peut donc
servir à décrire adéquatement la cognition, mais pour qu'un
tel réseau puisse produire de la signification, il doit nécessairement
posséder une histoire, il doit pouvoir agir sur son environnement et être
sensible à ses variations.
En effet, dans la
vie de chaque jour, ce que nous observons concrètement, ce sont des agents
incarnés qui sont mis en situation d’agir et donc entièrement
immergés dans leur perspective particulière.
Pour
Varela, voilà ce que le cognitivisme et les propriétés émergentes
du connexionnisme passent sous silence : notre expérience humaine quotidienne.
Cette critique des deux grands courants successifs des sciences cognitives place
Varela dans une posture épistémologique appelée théorie
de l'autopoïèse (voir l’encadré). Celle-ci
est accompagnée d’une méthodologie particulière ancrée
dans la tradition bouddhiste (voir l’encadré). Le
tout forme ce qu’il est convenu d’appeler le paradigme
de l’«énaction».
Carte
conceptuelle de l’état des sciences cognitives en 1991 avec les différentes
disciplines et les principales approches (le terme émergentisme étant
équivalent ici au connexionnisme). Source: The Embodied Mind: Cognitive
Science and Human Experience, by Francisco Varela, Evan Thompson, and Eleanor
Rosch, Cambridge, MA: MIT Press, 1991.
Dans
la perspective de l’énaction, la perception n’a rien à
voir avec une attitude contemplative statique. Elle consiste plutôt en une
action guidée perceptivement, à la manière dont le sujet
percevant parvient à guider ses actions dans sa situation locale du moment.
Dans cette perspective, le monde environnant est façonné par l’organisme
autant que l’organisme est façonné par lui. Dans le langage
de l’énaction, l’odorat ou la
vision deviennent ainsi des manières d’énacter des significations,
et non de simples récepteurs sensoriels.
On
voit donc que le point de référence ici n’est plus un monde
prédonné indépendant du sujet percevant, mais la structure
sensori-motrice même de ce sujet. Par conséquent, la catégorisation
émerge de notre couplage structurel (voir l’encadré)
avec l’environnement et notre compréhension conceptuelle du monde
est forcément modelée par l’expérience. La cognition
n’est donc pas représentation, mais dépend intrinsèquement
de nos capacités d’action corporelles.
L'énaction
invite également les chercheurs en science cognitive à privilégier
les récits à la première personne et la nature irréductible
de l’expérience, tout en refusant la moindre concession dualiste.
C'est aussi pourquoi ce courant se réclame de la phénoménologie,
non pas dans son sens transcendantal ou très théorique, mais conformément
à sens étymologique, c’est-à-dire ce qui se manifeste
en «première personne», dans la réflexion incarnée.
Celle-ci devra être «attentive et vigilante», donc non abstraite
et ouverte au corps qui la rend possible. Cette pratique dite de l’attention/vigilance
on la retrouve, nous dit Varela, dans la tradition bouddhiste.
D’où l’intérêt de celui-ci pour certaines pratiques
bouddhistes préconisant un développement graduel de la capacité
de présence à l’esprit et au corps dans la méditation
comme dans les expériences de la vie ordinaire (voir l’encadré
ci-bas).
L'idée principale de l'énaction
est donc que les facultés cognitives se développent lorsqu’un
corps interagit en temps réel avec un environnement tout aussi réel.
Cette idée a eu des répercussions dans plusieurs domaines de recherche,
notamment en robotique avec ce qu’on a appelé les robots basés
sur le comportement («situated robotics», en anglais) (voir l’encadré
ci-bas).
Elle alimente aussi les débats dans
des domaines plus vastes encore comme la conscience, la nature du soi et les fondements
même du monde. Car s’il est dans la nature même d’un système
cognitif de fonctionner dans et grâce à une subjectivité incarnée,
le corps, loin d’être un surplus encombrant, devient à la fois
la limitation et la condition de possibilité de toute cognition. Loin d’être
une machine à se représenter le monde et à trouver des solutions,
le système corps-cerveau contribue plutôt à l’avènement
conjoint d’un monde et d’une pensée sur le mode de la question.
Une pensée qui se constitue aussi à partir de l’histoire des
diverses actions accomplies par ce corps dans le monde.
Pour
reprendre les mots du philosophe du XIXe siècle Jules Lequier, il s’agirait
de « faire et, en faisant, se faire ». Cette conception
du psychisme s’inscrit également dans la lignée des travaux
de Jean
Piaget sur le
développement de l’enfant. Ceux-ci tendent en effet à
montrer que le psychisme de l’enfant se construit à travers ses contacts
avec l’environnement, ce qui amène simultanément une prise
de conscience de soi et du monde extérieur.
Tant
pour Piaget que pour Varela, le monde extérieur n’est donc plus le
cadre de notre expérience sur le fond duquel notre « moi »
peut se distinguer. Autrement dit, le moi et le monde ne sont plus régis
par un rapport de distinction, mais par un engendrement réciproque.
Même s’il semble avoir été là avant que la réflexion
ne commence, le monde n’est pourtant pas séparé de nous:
c’est notre corps qui nous permet d’en découvrir une partie.
Il est produit par l’histoire d’un couplage structurel entre un corps
et un environnement, couplage qui diffère pour chaque système vivant.
Cette co-détermination entre système
cognitif et environnement remet donc en question tout l’aspect représentationnel
du cognitivisme et du connexionnisme, celui qui implique un monde préformé
et progressivement représenté. Du point de vue de l’énaction,
c’est plutôt l'historique des actions en contexte qui ferait émerger
un monde de significations, un monde "énacté", pour reprendre l'expression
de Varela.
Francisco Varela souhaitait
que les sciences cognitives, et en particulier les théories de la cognition
incarnée, puissent avoir un impact sur notre vie quotidienne. La pratique
quotidienne qu’il propose pour explorer « l’inscription corporelle
de l’esprit » ne vient toutefois pas de la tradition occidentale mais
d’une forme de méditation bouddhique dite de «
l’attention / vigilance ». Attention / vigilance signifie ici que
l’esprit est présent à l’expérience quotidienne,
que l'individu vit ce que son esprit fait quand il le fait, bref que la personne
coordonne corps et esprit.
Dans cette forme de méditation,
l’individu apprivoise aussi progressivement l’idée qu’il
n’y a aucun refuge stable et précis dans l’expérience.
On appel ce sentiment « l’absence de Soi » ou « absence
de fondement » (sunyata). Et de fait, la quasi-totalité
de la voie bouddhique traite des moyens de surmonter l’attachement émotionnel
au moi.
En s’appuyant sur une tradition philosophique
non abstraite et ancrée dans l’expérience humaine, Varela
entend dépasser l’exigence occidentale de trouver à tout prix
un fondement à ce que nous sommes. Pour lui, la pratique de ce type de
méditation, qui mène à ce que la tradition bouddhique appelle
la « voie moyenne », permettrait de se démarquer de deux pôles
extrêmes : celui de l’objectivisme et celui du nihilisme. Les deux
étant profondément liés, selon Varela, dans la mesure où
le nihilisme serait une réaction à la perte de confiance en l’objectivisme.
En effet, l’idée que les choses peuvent
être saisies comme telles, indépendamment du sujet qui les perçoit
(objectivisme) a été ébranlée par les découvertes
de la physique quantique sur la nature indécidable de la réalité.
Et comme il est difficile à la pensée occidentale de penser sans
fondements, la tentation est forte de rechercher un nouveau socle solide et indépassable.
C’est en ce sens que le mode de déni de la réalité
qui caractérise le nihilisme peut être vu comme une forme subtile
d'objectivisme dans la mesure où le nihilisme continue de servir en quelque
sorte de fondement.
Or pour Varela la méditation
bouddhique de l’attention / vigilance, qui prend en compte nos vécus
à la première personne dans notre environnement, fournit la méthode
idéale pour revenir à soi sans considérer que la subjectivité
seule ou le « monde objectif » constitue un fondement absolu.
Cette
tradition donne aussi l’occasion d’une reformulation
de l’éthique en l’absence de fondements. L’affrontement
de nos propres tendances à la recherche de fondements finirait par développer
un sentiment amical envers soi-même et permettrait d’élargir
progressivement ce sentiment à son entourage.
Cette
empathie
ne relèverait alors pas d’une injonction morale pragmatique, ni d’un
système éthique axiomatique, mais serait basée sur la capacité
de réponse à soi et aux autres en tant qu’êtres sensibles
qui souffrent, parce qu’ils se cramponnent à un moi dont ils sont
en fait dépourvus. L’absence de fondements se révélerait
ainsi comme une sollicitude
englobante et décentrée.
L’approche incarnée
de la cognition a aussi eu d’importantes répercussions en linguistique.
Déjà, à partir des années 1950, les
travaux de Chomsky avaient fondé la « révolution cognitive
» en montrant que l’étude du langage pouvait nous aider
à comprendre la cognition humaine dans son ensemble.
Mais
alors que Chomsky
avait mis l’accent sur la syntaxe, d’autres linguistes comme
George Lakoff sentirent progressivement le besoin de placer plutôt
la métaphore, et donc la sémantique, au centre de nos facultés
langagières. En 1980, la publication du livre Metaphors We Live By
en collaboration avec Mark Johnson, détaille cette théorie de la
métaphore conceptuelle et inaugure le domaine de recherche
aujourd’hui appelé la sémantique cognitive.
Les métaphores, longtemps considérées
comme une construction purement linguistique, deviennent donc ici des constructions
conceptuelles qui ont des conséquences fondamentales sur la pensée.
Pour les tenants de la sémantique cognitive
comme Lakoff, tout le système conceptuel que nous utilisons quotidiennement
pour réfléchir serait de nature métaphorique. La pensée
non métaphorique ne serait possible pour Lakoff seulement lorsque nous
parlons d’entités purement physiques. Et plus une chose est abstraite,
plus il nous faudrait de niveaux de métaphores pour l’exprimer.
De
plus, ces métaphores seraient largement inconscientes et difficile à
déceler parce que souvent éloignées de leur origine ou trop
intégrées pour être remarquées. Par exemple la métaphore
la plus souvent utilisée pour un débat intellectuel est, quand on
y pense bien, celle de la guerre : il a gagné le débat,
cette affirmation est indéfendable, il a mis en pièce
tous mes arguments, cette remarque va droit au but, etc.
On
pense aussi à des expressions comme « le fardeau fiscal »,
largement employées par les
grands médias pour parler des impôts. Une fois l’usage
de cette métaphore établi, qu’on en parle en bien ou en mal,
elle contribue à renforcer l’idée que les impôts sont
quelque chose qui pèse sur le dos des contribuables. Ce qui n’est
pas pour déplaire aux intérêts financiers avides de privatisations
et souvent proches de des grands médias qui façonnent ainsi l’opinion
publique.
Lakoff croit que le développement
de la pensée au sein des sociétés
a d’ailleurs de tout temps été influencé par l’usage
qu’on a fait des métaphores. De plus, l’application d’un
champ de connaissance à un autre est venu souvent apporter de nouvelles
perspectives de compréhension parce qu’il génère de
nouvelles métaphores.
D’ailleurs, le fonctionnement
même d’une métaphore consiste à comprendre un domaine
dans les termes d’un autre. Quand on dit par exemple « le temps passe
», on appréhende le temps (le domaine cible à comprendre)
avec une notion reliée à l’espace (le domaine source où
l’on puise la métaphore).
L’autre
grande intuition de la sémantique cognitive est que toute la cognition
humaine, jusqu’aux raisonnements les plus abstraits, est incarnée.
Autrement dit, la cognition utilise et dépend de phénomènes
corporels élémentaires comme le système sensori-moteur ou
les émotions (voir capsule outil ci-bas).
En
résumé, pour George Lakoff, notre cerveau est si intimement lié
au corps, à sa forme et à la façon dont il fonctionne que
les métaphores qui en émanent sont nécessairement puisées
dans ce corps et son rapport au monde. Or pour lui, c’est aussi à
partir de ces métaphores que se forment les concepts qui nous permettent
justement de penser ce monde.
Les thèses de
Lakoff ont donc des retombées importantes en épistémologie,
comme par exemple sur l’idée même de falsification au coeur
de la démarche scientifique. Pour Lakoff, nos hypothèses construites
à l’aide de métaphores complexes ne peuvent pas être
directement falsifiables. Elles peuvent seulement être rejetées suite
à des observations empiriques guidées elles-mêmes par d’autres
métaphores complexes.
George Lakoff est aussi
connu pour ses analyses politiques progressistes et ses thèses, avec Rafael
Núñez, sur l’origine incarnée des mathématiques.
Loin d’être un outil qui préexiste à la nature humaine,
les mathématiques sont pour eux un système conceptuel humain lié
à des contraintes biologiques (le fait que nous avons une vision binoculaire
frontale, que nous marchons dans la direction de notre champ visuel, que nous
avons certains mécanismes précis de proprioception, etc.).
Dans l’esprit de l’énaction,
si l’on veut que des machines deviennent un jour « intelligentes »,
elles devront être conçues comme des agents autonomes dans un environnement
concret, c’est-à-dire en travaillant de bas en haut et non de haut
en bas comme dans le paradigmecognitiviste.
C’est ce qu’on a appelé la robotique située
(« situated robotics », en anglais), un courant de recherche développé
dans les années 1980 par Rodney Brooks qui a relancé
l’ancienne robotique basée sur l’intelligence artificielle
(IA) cognitiviste traditionnelle.
Brooks appliquait
deux principes de base à ses robots : ils devaient être plongés
dans le monde réel avec lequel ils entraient en interaction plutôt
que répondre à des principes d'action abstraits; et ils devaient
être incarnés, c'est-à-dire disposer d'un corps physique leur
permettant de percevoir le monde et d’agir sur lui, mais sans jamais se
faire de représentations complètes de ce monde et de leurs actions.
Cette approche fut au départ très difficilement
acceptée par le milieu académique car elle contredisait des années
d'efforts dans l'IA traditionnelle. Par exemple, pour Brooks, il n’était
pas nécessaire d’écrire un programme compliqué pour
qu’un robot puisse longer un mur. Il n’y a qu’à faire
en sorte que notre robot ait une légère tendance à aller
vers le mur en avançant, et de lui adjoindre un dispositif qui détecte
la présence du mur quand il est proche et fait alors légèrement
dévier le robot en direction opposée. En balançant correctement
les deux tendances, le comportement de longer le mur émerge
naturellement chez notre robot.
C’est d’ailleurs
des mécanismes de cette nature qui pourraient être à l’origine
de toutes nos facultés cognitives, soutiennent les tenants de la cognition
incarnée.
Alors que la robotique située
(voir le dernier encadré à droite) met surtout
l’accent sur la perception, l’action et l’apprentissage
dans un environnement complexe, un domaine connexe, celui
de la vie artificielle, tente davantage,
grâce à des simulations informatiques, de recréer
les conditions d’évolution et de reproduction
de la vie elle-même.
En d’autres termes, si la biologie
s'intéresse aux bases matérielles de la vie,
la vie artificielle, elle, s'occupe de sa forme dynamique
sans référence à sa matière. Pour
les chercheurs de ce domaine, qui ont recours au concept d’auto-organisation,
la vie est conçue comme un
processus émergeant des interactions d'un grand nombre
d’éléments non vivants.
Saisir l’essence de la vie revient
donc pour ces chercheurs à saisir son organisation
dynamique et abstraite, sa logique. Cette approche, qui s'inscrit
dans la mouvance fonctionnaliste,
se veut ouverte à l’étude de toute forme
de «pensée» et se distingue ainsi des théories
neurobiologiques de la conscience qui, elles, se concentrent
sur la compréhension du fonctionnement de la pensée
et du cerveau humain.
La métaphore souvent employée
pour parler de l’attention, qu’elle soit initiée de bas en
haut ou de haut en bas, est celle du projecteur lumineux avec
un faisceau plus ou moins large qui balaie une scène. Certains, comme Christopher
Koch, disent cependant qu’il serait plus juste de comparer plutôt
l’attention aux différentes lumières de scène
qui ne balaient pas tout sur leur passage mais s’allument sur un point,
puis s’éteignent pour se rallumer ailleurs.
Notre perception du monde qui nous
entoure dépend d’abord de ce que nos sens sont capables de détecter.
Les êtres humains, contrairement aux abeilles, ne peuvent pas voir l’ultraviolet
par exemple. Ensuite, notre perception dépend de ce que nos circuits de
l’attention vont décider de prioriser, que ce soit par une activation
de bas en haut ou de haut en bas (voir texte ci-contre). Et c’est seulement
ce qui passe à travers ces deux filtres qui pourra être
perçu consciemment.
Nous apprenons un tas de choses
sans nous en rendre compte. C’est ce qu’on appelle l’apprentissage
implicite. L’expérience suivante met en évidence
le phénomène : il y a six endroits où des stimulus peuvent
apparaître sur un écran et le sujet doit enfoncer six touches qui
correspondent spatialement aux six stimuli quand ceux-ci s’allument. Le
sujet ignore que le stimulus se déplace en suivant des règles. Sans
avoir conscience de ces règles, les sujets les apprennent implicitement
puisque leur temps de réponse s’améliorent davantage que lorsque
les stimuli apparaissent au hasard.
Notre cerveau
tente donc constamment de structurer le monde qui l’entoure mais avec des
perceptions qui sont influencées par toutes sortes d’expériences
acquise préalablement de façon inconsciente ou implicite. Ce qui
fait, par exemple, que nous avons tendance à voir ce que nous avons déjà
vu et à agir de la même manière que nous avons toujours agi.
Collectivement, ce mécanisme contribue probablement au ''caractère
national'' d'un peuple, à sa mémoire
collective et ses comportements culturels
communs.
L’expérience de
Munakata consacrée à l’acquisition de consignes par un
enfant de 3 ans montre bien comment la qualité des représentations
peut être plus ou moins solide. Sur des cartes, on a dessiné des
camions et des fleurs, qui peuvent être rouges ou bleus. On demande à
l’enfant de trier les cartes selon la couleur, les rouges à droite
et les bleus à gauche. Il réussit la tâche. Ensuite, on lui
annonce qu’on change les règles : maintenant, il faut mettre les
camions à gauche et les fleurs à droite, on ne joue plus le jeu
de la couleur mais le jeu de la forme. Lorsqu’un camion rouge apparaît,
l’enfant se trompe et le classe à droite comme dans le jeu précédent.
Le point crucial, c’est que si on lui pose la question : Où faut-il
mettre les camions, il répond correctement et montre la gauche. Mais si
on lui présente à nouveau le camion rouge, il le place à
droite. Dans cette expérience, la qualité des représentations
de la tâche qu’a développé l’enfant est encore
fragile. Il est capable de répondre aux questions qui ne mobilisent
qu’une dimension à la fois, mais pas aux stimuli conflictuels entre
forme et couleur.
Parce que les êtres humains
peuvent exprimer le contenu de leur conscience par le
langage, il est tentant de vouloir faire équivaloir conscience
et langage. Mais la conscience ne semble pas devoir son existence au
langage. Il y a par exemple de nombreux êtres humains dénués
de parole (comme les bébés, les personnes muettes ou aphasiques)
chez qui l’on ne remet pas en question l’existence d’états
conscients. Il y a aussi de nombreux primates non humains chez qui les corrélats
neuronaux de la conscience sont étudiés.
Certains
pensent toutefois que le langage, et plus particulièrement le «langage
intérieur» (ou boucle
phonologique), pourrait augmenter ou raffiner une conscience de soi déjà
présente. La question, complexe, demeure cependant l’objet de nombreux
débats.
La conscience passe continuellement
d'un état d'organisation à un autre. Une grande partie de son activité
peut ainsi être qualifiée de chaotique, tant du
point de vue phénoménologique que du point de vue électrique.
L’utilisation d’outils mathématiques
non linéaires est donc nécessaire pour décrire ces
états stables qui alternent avec des déstabilisations.
L'exemple le plus évident étant l'alternance
sommeil / éveil. Ou encore l'alternance entre les moments où
notre attention est concentrée, ceux où notre attention est flottante,
et ceux où on ne la sollicite pas du tout. Car si la conscience demeure
un mystère, l’absence de conscience quand on est éveillé
mais « dans la lune » en est un tout aussi grand !
LES FAILLES DU MODÈLE CLASSIQUE DE
LA CONSCIENCE
L’idée
que nous sommes entièrement conscients du monde qui nous entoure a été
mise
à mal par de nombreuses données expérimentales. Il semble
en effet que notre environnement soit beaucoup trop riche et complexe pour que
notre système nerveux puisse traiter toute cette information en temps réel
à tout moment. Contrairement à
la conscience globale du monde que propose le
modèle classique de la conscience, nous ne portons finalement attention
qu’à une infime partie de notre environnement et nous négligeons
tout le reste.
Face à ces capacités
conscientes restreintes, l’évolution aurait donc favorisé
l’émergence de deux phénomènes complémentaires
: les processus attentionnels et les processus inconscients. L’attention,
la conscience et les processus inconscients découlent ainsi d’une
même nécessité, celle de favoriser
une action efficace dans un environnement complexe.
Attardons-nous
d’abord aux processus attentionnels qui entretiennent une relation très
intime avec la conscience. Ils existent depuis fort longtemps puisqu’on
en décèle déjà chez la mouche. Certains pensent même
que la conscience ne pourrait être qu’une extension du mécanisme
d'attention associée à de la
mémoire de travail. C’est le cas par exemple de Michael
Posner et Mary Rothbart pour qui l'hypothèse
du développement phylogénétique des fonctions conscientes
à partir du mécanisme de l'attention semble raisonnable.
On
peut en effet très bien concevoir qu’un prédateur portant
toute son attention sur la proie qu’il vient d’apercevoir accomplit
ainsi un premier pas vers la pensée consciente. Premier pas sans doute
immédiatement suivi d’un second qui consiste à déclencher
ou à inhiber un mouvement de capture après un raisonnement élémentaire
associant différents stimuli internes et externes.
Chose
certaine, il existe beaucoup de théories sur l’attention
mais toutes disent qu’on est attentif à quelque chose lorsqu’on
sélectionne. L’attention survient en effet lorsque
nous mettons le focus sur un certain stimulus, en lui accordant une sensibilité
plus grande qu’aux autres. L’attention peut ainsi être spatiale,
ou basée sur une propriété, sur un type d’objet, etc.
Par exemple, une personne qui regarde
la télévision peut être vaguement consciente d’une discussion
qui a lieu dans la pièce voisine, du bruit d’un ventilateur et de
l’odeur des toasts dans le grille-pain. Mais à un moment donné,
l’odeur des toasts brûlées coincées dans le grille-pain
se voit inconsciemment attribuer une
signification de danger et l’attention de la personne se porte brusquement
sur les toasts.
Le corollaire de cet
aspect sélectif est que si l’on porte attention à quelque
chose, on néglige automatiquement beaucoup d’autres choses.
Nos ressources attentionnelles sont donc limitées et peuvent difficilement
être affectées à plus d’un objet à la fois. Si
l’on essaie d’être attentif en même temps à deux
tâches complexes, comme conduire à l’heure de pointe tout en
négociant un contrat au téléphone cellulaire en même
temps, on négligera forcément l’un des deux, ce qui risque
fort d’avoir des conséquences fâcheuses dans les deux cas…
Le même phénomène
nous saute aux yeux lorsqu’on lit le verbatim d’une conversation orale
: on est surpris du nombre d’hésitations qui s’y trouvent.
Ces hésitations sont tout simplement négligées lorsqu’on
échange verbalement avec quelqu’un. Même chose pour la difficulté
de trouver des erreurs dans un texte qu’on a écrit nous-même
: notre attention est si concentrée sur ce qu’on essaie de transmettre
comme propos qu’elle néglige les lettres manquantes ou en trop.
Seuls
accèdent donc à la conscience les stimuli qui ont été
sélectionnés comme dignes d’attention. Un phénomène
comme la cécité attentionnelle (voir l’encadré
ci-bas) finit généralement de convaincre les plus sceptiques…
L’attention est également
mise en jeu lorsqu’un stimulus ou une tâche nécessite
un traitement spécialisé. Les processus attentionnel sont
ainsi sollicités pour maintenir en mémoire certaines données,
pour discriminer deux stimuli similaires, pour anticiper certains événements,
pour planifier une action ou encore pour coordonner différentes réponses
comportementales afin d’atteindre un objectif.
On distingue
aussi souvent deux formes d’attention. La première
est celle qui est initiée de bas en haut (« bottom
up », en anglais), c’est-à-dire par des signaux neuronaux provenant
des modules de traitement spécialisés chargés de détecter
et de traiter les stimuli. Ceux-ci déclenchent par la suite une activation
globale des réseaux neuronaux de contrôle.
La
réaction d’orientation est le comportement d’attention
typique de bas en haut : des organes sensoriels comme les
yeux ou les oreilles détectent un stimulus nouveau dans l’environnement
et le corps tout entier se tourne vers ce stimulus pour en apprendre plus à
son sujet. Voilà pourquoi il est si difficile dans les bars ou les terminus
de ne pas regarder les écrans de télé dont les changements
d’images attirent constamment notre attention.
Dans
le cas de l’attention visuelle, nos réponses attentionnelles vont
ici dépendre d’un réseau de régions cérébrales
interconnectées comprenant le lobe
pariétal, le pulvinar
et le collicule supérieur.
Le
second mécanisme d’attention est celui qui agit de haut en
bas (« top down », en anglais), comme c’est le cas
lorsque les réseaux neuronaux de contrôle exécutent une action
motivée par un but. Nos pensées, motivations, perceptions et émotions
deviennent alors disponibles à la conscience lorsque nous y portons attention.
Lire
dans un endroit bruyant est possible grâce aux mécanismes d’attention
de haut en bas.
Les mécanismes
d’attention de haut en bas entrent par exemple en jeu lorsque l’on
décide consciemment de ne pas porter attention à quelque chose qui
est très attirant pour l’attention (l’écran de télé
du terminus ou les gens autour de soi) pour se concentrer plutôt sur quelque
chose d’autre (la lecture d’un livre par exemple). C’est aussi
nos mécanismes d’attention de haut en bas qui nous permettront de
continuer à faire semblant de lire tout en concentrant notre attention
sur une conversation intéressante qui a cours près de nous.
Cette possibilité pour notre attention
d’être un phénomène actif est également bien
démontrée par des expériences où l’on doit appuyer
sur un bouton dès qu’une cible lumineuse s’allume. Ces expériences
démontrent que le temps de réaction est plus rapide lorsqu’un
indice de l’endroit où va s’allumer la cible est présenté
brièvement avant l’apparition de celle-ci. Et la présentation
d’un indice erroné rend le temps de réponse plus long que
lorsqu’il n’y a pas d’indices du tout. Ce phénomène
montre bien que l’attention peut être un processus mental dirigé
de haut en bas. Autrement dit, nos attentes influencent nos perceptions.
En
résumé, nous vivons dans un environnement complexe où notre
attention est sollicitée de toute part et ne va s’arrêter que
sur des stimuli qui sont nouveaux ou déjà significatifs pour le
sujet. On pense être conscient de l’ensemble de la scène, mais
c’est bel et bien une illusion comme le démontre des phénomènes
tels que la cécité
au changement.
La vision standard
réaliste et naïve du monde qui nous entoure où la ''réalité
objective'' serait constituée d'objets dont les caractéristiques
seraient indépendantes de nos sens est donc un leurre. Cette nature
projective de la perception signifie que le contenu de notre conscience,
c'est-à-dire la réalité psychique d'un individu, est grandement
influencé à la fois par des prédispositions
biologiques et par l’apprentissage,
les deux étant des projections d’un passé plus ou moins lointain
sur le présent.
Une scène visuelle
donnée et inexplorée est équivalente au chaos (ou à
de l'information latente, dirions-nous dans un langage plus moderne). C’est
notre cerveau qui y projette immédiatement une signification,
y établit un ordre. Et ce sont des processus tout à fait
inconscients qui décident quelles lignes et quelles surfaces vont
ensemble pour donner tel objet, en l’occurrence ici des cubes de fromage
(voir l’image ci-contre). Autrement dit, le processus de l’attention
qui mène à la conscience ne se fait pas sur un réel qui existe
complètement en dehors de nous, mais à partir de préconceptions
et de formes mémorisées que l’on projette sur l’environnement.
D’où le caractère construit de toutes nos perceptions qui
est d’ailleurs à l’origine de bien des illusions
d’optique.
Quand
on regarde une figure complexe comme celle-ci, on ne voit pas un amoncellement
de lignes et de surfaces disjointes, mais bien des morceaux de fromage
tridimensionnels bien distincts.
Nous
ne pouvons donc pas parler de la conscience et des processus attentionnels sans
considérer l’importante activité
inconsciente qui a cours à tout moment dans notre cerveau.
Car
d’une part, l’attention joue un rôle fondamental dans l’apprentissage
en amplifiant les représentations importantes qui permettent une action
adéquate à un moment donné. Mais d’autre part, en augmentant
ainsi la qualité de certains contenus mentaux, l’apprentissage
détermine par la suite une probabilité plus grande pour un contenu
mental donné de se retrouver au centre des processus attentionnels de notre
conscience subjective. Voilà pourquoi plusieurs pensent que le véritable
rapport entre soi et le monde en est un d'engendrement
réciproque.
Beaucoup de faits
expérimentaux soutiennent aussi cette description de la conscience en terme
de qualité de représentation (voir l’expérience de
Munakata dans l’encadré). Dans cette perspective, la qualité
des représentations est donc une variable continue, un continuum
qui permet de passer graduellement de l’inconscient au conscient. Ce gradient
de qualité entre conscient et inconscient, qui est modelé
par l’apprentissage, suggère aussi que les représentations
correspondantes dépendent des mêmes processus sous-jacents plutôt
que de deux systèmes neuronaux distincts.
Mais
si l’apprentissage, en augmentant la qualité d’un stimulus,
peut faciliter son accès à la conscience, la conscience récurrente
d’un stimulus peut paradoxalement le faire retourner dans la sphère
de l’inconscient, par habitude ou automatisation. On peut
ainsi faire correspondre la conscience (ou sphère de l’explicite)
à un pic entre des domaines de moindre conscience où
les deux pôles extrêmes seraient deux types d’inconscient fort
différents :
celui où la
qualité des représentations est trop faible pour
accéder à la conscience. Comme des poissons trop petits rejetés
à la mer, ces stimuli n’atteignent pas la conscience et demeurent
inconscients, ce qui ne veut cependant pas dire qu’ils ne peuvent
pas avoir d’effets sur notre comportement;
celui où
la qualité est si forte qu’elle permet pour ainsi
dire aux représentations de s’exprimer toutes seules, inconsciemment,
parce que trop bien engrammées
dans notre mémoire
Ce
transfert du conscient vers l’inconscient, on le voit bien à l’œuvre
lors des apprentissages moteurs comme aller à vélo, patiner, attacher
nos lacets de chaussure, etc. Au début tout est conscient et laborieux,
puis à mesure que l’on s’entraîne, tout devient automatique
et inconscient. Dans un tel processus d’automatisation notre expérience
consciente s’appauvrit au fur et à mesure que nous gagnons
en expertise.
Mais l’inverse peut
aussi se produire quand nous nous appliquons à maîtriser les distinctions
qui caractérisent un domaine particulier (l’œnologie ou la
philosophie par exemple). Nous ne sommes alors plus dans l’apprentissage
procédural mais dans l’approfondissement explicite d’un domaine
de connaissance. Et plus nous découvrons la complexité du
domaine, plus nous sommes conscients de nouvelles distinctions qui en font la
richesse.
On peut donc distinguer
trois différents cas de figure où s’articulent deux choses
: la disponibilité à la conscience et la possibilité
de contrôle sur cette représentation consciente. Quand les
deux sont faibles, on est en régime de connaissance implicite (sans conscience).
Quand les deux sont élevées, on est en régime de connaissance
explicite (avec conscience). Et quand la disponibilité consciente reste
élevée alors que la possibilité de contrôle retombe
à un niveau très bas (par habitude ou automatisation), on est en
régime de connaissances automatiques.
Si vous ne
vous attendez pas à voir quelque chose à un moment donné,
vous pouvez ne pas le voir du tout, même s’il s’agit de quelque
chose de gros.
Pour découvrir ce curieux phénomène
appelé cécité attentionnelle, rien de mieux
que de l’expérimenter soi-même. Pour ce faire, vous trouverez
sous ce paragraphe un lien vers un vidéo montrant deux équipes de
basket. Les trois joueurs de la première équipe sont habillés
en noir, ceux de la seconde en blanc. Vous devez compter le nombre de passes que
se font les joueurs habillés en blanc. Cette tâche est rendue plus
difficile par le fait que les joueurs noirs s'échangent eux aussi un second
ballon dans le même espace. Allez-y, tentez l’expérience avant
de continuer votre lecture…
Le
film terminé, l’expérimentateur vous pose non pas une mais
deux questions : 1) combien les joueurs blancs ont-ils fait de passes ? 2) que
fait le gorille ?
Que fait le gorille ? Cette seconde
question laisse plus de la moitié des sujets perplexe puisqu’il n’ont
pas vu le moindre gorille durant le test. Et pourtant, quand ils visionnent à
nouveau le vidéo sans que leur attention ne soit dirigée sur l’équipe
des blancs, ils constatent un événement particulièrement
bizarre : un homme déguisé en gorille entre en marchant dans l’espace
occupé par les basketteurs, s’arrête, se tourne vers la caméra
en se frappant la poitrine, puis sort calmement de l’autre côté
du champ ! (vérifiez en revisionnant le vidéo si vous ne l'avez
pas vu...)
Comment se fait-il que seulement environ
la moitié des sujets remarque la présence incongrue du primate ?
Si l'explication est relativement simple (votre attention était concentrée
ailleurs), le phénomène de la cécité attentionnelle
demeure pour le moins étonnant et remet en cause l'idée
que nous avons une conscience totale du monde qui nous entoure. Au contraire,
il démontre que le monde est trop complexe pour qu’on puisse en tout
temps en avoir une conscience détaillée et que de nombreux processus
attentionnels et inconscients
sont à l’œuvre.
Il n’existe pas « une
» conscience, mais une multitude de niveaux de conscience, un continuum
fait d’états intermédiaires. Mais ce continuum serait
doublé d’une dichotomie. Car en vertu du caractère
séquentiel de la conscience, une représentation donnée à
un moment donné est consciente ou elle ne l’est pas. Un peu comme
les changements graduels et continus de la température d'une masse d'eau
s'accompagnent d’un changement d'état brutal à 0 degré
Celsius (l’eau devient solide) ou à 100 degrés Celsius (l’eau
devient vapeur), les degrés d’inconscience pourraient ainsi varier
jusqu’à un seuil d’activation
au-delà duquel la représentation entre brutalement dans le champ
de la conscience.
La conscience pourrait ainsi être
semblable à ce que les physiciens appellent une « transition
de phase » pour décrire les transformations soudaines qui
surviennent à grande échelle suite à de multiples changements
microscopiques. L’émergence de la supraconductivité dans certains
métaux refroidis à une certaine température critique est
un exemple de transition de phase. Il n’est pas étonnant de constater
que le concept d’émergence
est fréquemment évoqué pour décrire l’apparition
de la conscience.
Ludwig Wittgenstein
pensait que les problèmes philosophiques
avaient besoin davantage de thérapies plutôt que de solutions afin
de révéler les confusions qui les génèrent. Pour lui,
«La philosophie devrait servir à aider la mouche à sortir
de la bouteille» («We must show the fly the way out of the fly-bottle.»,
en anglais). D’où l’importance de rester à l’affût
d’autres points de vue s’il s’avère que c’est notre
formulation qui fait problème, et pas l'état des choses. Sans doute
est-ce à garder à l’esprit pour l’étude de la
conscience…
QUELQUES CONCEPTS ET MODÈLES PROMETTEURS
ISSUS DES NEUROSCIENCES
Le développement
des neurosciences
cognitives à la fin du XXe siècle a rendu possible les premiers
modèles empiriques de la conscience humaine. De nombreux chercheurs refusent
ainsi d’admettre l’existence d’un «problème difficile»
de la conscience qui ruinerait a priori toute tentative de la modéliser
en s’inspirant des données de la neurobiologie. Pour eux, ce problème
difficile, qui fait référence à l’aspect
subjectif de la conscience, englobe une multitude de problèmes plus
concrets comme celui de l’accès à l’information, de
l’intégration sensorimotrice ou du contrôle des fonctions exécutives
(attention, anticipation, planification, apprentissage
de règles, pensée abstraite, etc.).
Or grâce à
de nouvelles techniques comme l’imagerie cérébrale (voir capsule
outil à gauche), chacun de ces phénomènes peut maintenant
être soumis à une expérimentation que n’auraient même
pas pu imaginer les neurobiologistes du début des années 1980. Les
résultats obtenus éclairent d’ailleurs progressivement ces
questions et tendent à invalider
certains modèles de la conscience qui ne correspondent plus aux données
expérimentales.
Ce dessin de Saul Steinberg publié en page
couverture du New Yorker du 18 octobre 1969 évoque à merveille
ce qu’on appelle le « flux de la conscience humaine » :
une incessante succession d’items portés à notre attention
et tantôt encodés dans notre mémoire, tantôt oubliés
à jamais.
D’où
les tentatives d’élaboration de nouveaux modèles qui considèrent
ces données anatomo-fonctionnelles sur le cerveau et tentent de les intégrer
dans un tout cohérent qui expliquerait les différentes facettes
de nos processus conscients. Voici donc une brève présentation de
quelques unes de ces théories neurobiologiques de la conscience. Les théories
des auteurs présentés ont d’ailleurs souvent des
concepts communs ce qui, pour les plus optimistes, présage le début
d’une explication globale sur la façon dont le cerveau s’y
prend pour « produire » la conscience.
Nous avons l’impression d’être
conscient de beaucoup plus de choses que nous ne le sommes vraiment, comme le
montre des phénomènes comme la
cécité aux changements. Dennett avait d’ailleurs, dès
le début des années 1990, prédit l’existence de ce
phénomène bien avant la mise en évidence des exemples spectaculaires
que l’on connaît aujourd’hui.
Voilà
pourquoi pour Dennett, l’introspection est un mauvais point de départ
pour comprendre la conscience puisque l’accès subjectif immédiat
que l’on peut en avoir nous fait croire que l’on peut directement
en connaître les rouages et voile sa véritable nature qui s’avère
de plus en plus contre-intuitive.
Dennett ne nie pas
catégoriquement l’apport du point
de vue de la première personne, par la pratique de la méditation
par exemple. Mais il veut que ce qui a été découvert du point
de vue de la première personne puisse ensuite pouvoir être validé
par des observateurs neutres, autrement dit du point de vue de la troisième
personne par la méthode scientifique. D’où son concept d’hétéro-phénoménologie,
qui comprend à la fois ce que le sujet rapporte de son experience consiente,
et à la fois les données que l'on peut recueillir sur son cerveau
et sur son environnement immédiat.
Nous ressentons généralement
que l’interprétation gagnante d’un état conscient issu
de la
compétition darwinnienne qui se joue entre ses multiples versions
inconscientes. À l’occasion cependant, il arrive qu’on ait
accès à ce débat de coulisse. Comme lorsqu’on voit
la silhouette d’un individu dans une tempête de neige et que l’on
s’aperçoit tout à coup en s’approchant qu’une
interprétation rivale la remplace et qu’il s’agit finalement
que d’un pommier aux branches coupées.
Daniel Dennett a beaucoup été
influencé par des penseurs évolutionnistes tel Richard
Dawkins, qui a introduit le concept de «même»
et qui milite comme Dennett contre le créationnisme.
Daniel
Dennett est philosophe, mais c’est sans doute l’un des philosophes
qui tente le plus d’intégrer les données des neurosciences
à sa conception de la conscience.
Dennett
veut mettre fin à ce qu’il nomme le matérialisme cartésien,
une position qui refuse le dualisme
cartésien tout en acceptant un
théâtre central (mais matériel) où la conscience
jaillit. Pour sortir de ce matérialisme cartésien, Dennett propose
deux métaphores qu’il considère davantage conformes aux données
des neurosciences : les « versions multiples » et la « machine
virtuelle ».
Pour Dennett, il n’y
a pas dans le cerveau de petit homonculus, de petit « soi », assis
devant le théâtre de notre conscience et qui observe, ou même
dirige, le spectacle devant lui. Dans son modèle des versions multiples,
la conscience n’est pas un processus unitaire mais plutôt distribué.
À tout moment, plusieurs assemblées de neurones concurrentes activées
en parallèle entrent en compétition les unes avec les autres pour
être le centre d’attention, pour être « célèbre
» pour le dire comme Dennett. Le soi conscient ne serait rien d’autre
que cette « célébrité dans le cerveau » («
fame in the brain », en anglais), fragile et changeante comme toute reconstruction
constante.
Le résultat de cette
compétition n’est donc pas une moyenne des différentes versions,
mais bien la plus efficace, la mieux adaptée à une situation donnée.
Il s’agit donc d’un processus sélectif semblable à ce
que Edelman
a appelé le « darwinisme neuronal » (voir capsule outil).
Selon
le modèle des versions multiples de Dennett, un contenu de conscience donné
naît d’une succession rapide d’événements cérébraux
qui ne peuvent être ordonnés dans le temps. Diverses assemblées
de neurones distribuées partout dans le cerveau répondent aux différentes
propriétés d’un objet (durant un intervalle de l’ordre
du cinquième de seconde). Par conséquent à la question «
quand suis-je devenu conscient de tel événement ? », la réponse
ne peut être que vague et jamais précise. C’est ce que tente
d’illustrer le schéma suivant.
La première chose que le cerveau détecte
est simplement que quelque chose est arrivé. Il localise ensuite ce quelque
chose vers la gauche et précise qu’il s’agit d’un cercle.
Puis il détectera la couleur bleue et finalement
ces éléments sont liés et le cerveau finit par
déterminer qu’il s’agit d’un disque bleu à gauche.
On ne pourrait déterminer avec précision le moment de la prise de
conscience de ce disque bleu puisque chacune
de ses caractéristiques est détectée quelques
dizaines de millisecondes avant ou après les autres.
Dans
cette logique des versions multiples en constante compétition, le flot
narratif conscient et unique qui nous est si familier (voir le dessin de Steinberg
plus haut), tout comme le théâtre cartésien, ne peut être
qu’une illusion. Pour expliquer cette illusion, Dennett postule l’existence
d’une machine virtuelle fonctionnant de façon sérielle
qui serait construite sur un « hardware » fonctionnant massivement
en parallèle, le cerveau. Une sorte de système d’exploitation
mental en quelque sorte (comme Linux ou MS-DOS), capable de transformer la cacophonie
interne de l’activité parallèle de notre cerveau en un flot
narratif conscient et sériel. C’est cette machine virtuelle qui nous
permettrait de réfléchir sur nos propres pensées et de s’engager
dans des délibérations avec nous-même.
Dennett
n’ignore donc pas les rapports subjectifs que chacun peut faire sur ses
émotions, ses sentiments ou ses états mentaux comme c'était
le cas pour les behavioristes.
Il ne leur accorde cependant pas un statut particulier et les considère
comme des données réelles, mais des données sur la manière
dont les gens ressentent les choses, et non comment ces choses sont réellement
(voir l'encadré sur l'hétérophénoménologie).
Pour Dennett, la tâche devient clairement de comprendre comment cette illusion
se constitue.
Dennett pense que beaucoup de gens
ne veulent pas considérer d’explications sur la conscience comme
beaucoup de personnes ne veulent pas se faire expliquer un tour de magie. L’aura
mystérieuse que pose « le problème
difficile » de la conscience leur semble incontournable. Ce que
Dennett réfute en affirmant que l’erreur prend son origine dans la
formulation même du problème, dans le fait de dire LE problème
difficile ou LA conscience. Le « le » ou le « la » est
ici pour Dennett un piège du langage.
Pour
l’expliquer, Dennett prend d’ailleurs souvent l’exemple d’un
magicien qui fait à des confrères un tour qu’il présente
comme « le tour de magie des cartes musicales » («
The Tuned Deck », en anglais). Un volontaire choisit une carte, en prend
connaissance à l’insu du magicien et la remet dans le paquet. Le
magicien brasse alors les cartes près de son oreille et affirme entendre
d’infimes variations sonores qui lui permettent d’identifier avec
succès la carte qui avait été choisie par le volontaire.
Ses collègues lui demandent alors de refaire le tour car ils pensent l’avoir
découvert. Le magicien s’exécute. Subjugués une fois
de plus par le tour, mais ayant tout de même un doute sur le subterfuge,
ses collègues lui demandent de le refaire encore. Et la même perplexité
assortie du vague sentiment d’avoir perçu le subterfuge les gagne
à nouveau.
À la fin de sa vie, ce magicien
livra son secret à ses collègues. Le truc résidait simplement
dans le nom du tour : « LE tour de magie des cartes musicales ». En
insistant sur le « le », le magicien laissait entendre qu’il
s’agissait d’un truc unique alors qu’il changeait de méthode
à chaque fois pour retrouver la carte. Et toutes ces méthodes étaient
connues de ses collègues puisqu’il s’agissait là d’un
tour classique aux multiples variantes, celui de retrouver une carte choisie par
une personne. Mais les autres magiciens ne trouvaient pas car ils ne cherchaient
qu’un seul tour.
C’est exactement ce qui
se passe avec LE problème difficile ou LA conscience, selon Dennett. On
reste dans le mystère parce la conscience, c’est tout un ensemble
de « tours » et aucun d’entre eux, à lui seul, ne constitue
la solution. Cette solution, ce sont tous les tours pris dans leur ensemble. L’erreur
avec la conscience est la même : s’imaginer qu’il y a un problème
spécifique par-delà les nombreux « tours » accomplis
par notre conscience.
Et c’est la même
chose avec les
qualias envers lesquelles Dennett n’est pas plus tendre, les qualifiant
de « résidus qu’on obtient une fois que l’on a expliqué
ce qu’il y avait à expliquer à propos, disons, de la perception
». Autrement dit, l’erreur consiste ici à poursuivre l’analyse
sans même se rendre compte qu’on l’a complétée,
qu’il n’y a plus rien à analyser. Ou alors de voir des difficultés
insurmontables là où il n'y a qu'un fait somme toute assez banal:
celui que n’importe quel sujet est inépuisable. Même pour un
simple grain de sable, une fois qu’on en aura dit tout de qu’on peut
en dire, il restera toujours quelque chose qui n’est pas dit, par exemple
à propos de son histoire…
Variation sur le thème du
problème difficile versus les problèmes faciles de la conscience,
le philosophe Ned Block a développé une distinction devenue classique
entre «conscience phénoménale»
et «conscience d’accès».
La
première correspond à «l’effet
que cela fait» d’être une chauve-souris ou un être
humain. C’est l’aspect qualitatif de nos états mentaux qui
pose problème pour Block («pourquoi les bases neurobiologiques de
certaines expériences subjectives sont-elles précisément
celles-là et pas quelque chose d’autre ?») mais pas pour Dennett
(voir l'encadré plus haut).
D’autre part,
une représentation est consciente, au sens de la conscience d'accès,
si et seulement si elle est assez «médiatisée» («broadcast»,
en anglais) dans un système cognitif pour être librement utilisée
dans le raisonnement. On retrouve donc ici quelque chose d’assez proche
du modèle de l’espace de travail global mis de l’avant par
Baars.
Le modèle de l’espace
de travail global est compatible avec deux phénomènes grandement
discutés dans l’étude des bases neurobiologiques de la conscience
: la fonction
probable de «liaison» de la conscience («binding problem»,
en anglais) et le
concept «d’interprète» issu des travaux de Michael
Gazzaniga sur les patients à cerveau divisé («split brain»,
en anglais).
Dans le premier cas, la
synchronisation temporelle des oscillations neuronales est souvent évoquée
pour expliquer comment de nombreux sous-systèmes spécialisés
mettent en commun le résultat de leur travail. Et dans le second, l’interprète
serait cette fonction par laquelle le travail inconscient d’une foule d’agents
indépendants deviendrait public.
Les théories
faisant appel au concept d’espace de travail global remontent aux travaux
de Alan Newell et Herbert Simon en sciences
cognitives dans les années 1960 et 1970. Newell et ses collègues
furent en effet les premiers à montrer l’utilité d’un
espace de travail global dans un système complexe constitué de circuits
spécialisés. La mise en commun de l’information traitée
par chacun de ces circuits permettait de résoudre des problèmes
qu’aucun circuit n’aurait pu résoudre seul.
Voilà
le grand principe de « l’espace de travail global
» qui n’a cessé d’être repris et perfectionné
depuis. En fait, la majorité des modèles neurobiologiques de la
conscience intègrent certains aspects du concept d’espace de travail
global. On n’a qu’à penser à la « cartographie
globale » de Gerald
Edelman, à Rodolfo
Llinas et son mécanisme de synchronisation globale à partir
du thalamus, aux zones de convergence corticales décrites par Antonio
Damasio, au « système d’attention conscient » de
Daniel Schacter, au « brainweb » de Francisco
Varela ou à Jean-Pierre Changeux
et Stanislas Dehaene qui font de l’espace neuronal de travail leur hypothèse
principale.
C’est cependant
Bernard Baars qui fut, dès les années 1980, le
plus ardent promoteur de ce modèle qui vise à répondre à
la fameuse question : comment un phénomène comme la conscience,
où tout se déroule en série avec un seul objet conscient
à la fois, peut-il émerger d’un système nerveux qui
est essentiellement constitué d’innombrables
circuits spécialisés fonctionnant en parallèle et de manière
inconsciente? Réponse de Baars : en disposant d’un espace de
travail où l’information traitée par les circuits spécialisés
est rendu accessible à l’ensemble de la population neuronale du cerveau.
L’espace
de travail global est un processus qui implique à la fois une convergence
puis une divergence de l’information. Baars pense qu’on peut mieux
le comprendre à l’aide de la métaphore d’une scène
de théâtre où l’attention est représentée
par un projecteur qui met en valeur certains acteurs sur la scène. Ceux-ci
correspondent alors au contenu de conscience sélectionné par la
compétition entre circuits spécialisés. On retrouve ici un
processus de sélection darwinien qui permet à certains acteurs
ou contenus de conscience d’être « célèbres »
l’espace d’un instant. Instant pendant lequel cette information consciente
est disséminée ou rendue accessible au vaste auditoire de circuits
inconscients qui remplit ce théâtre.
Baars
soutient que cette manière de formuler la métaphore du théâtre
n’en fait pas ce que Dennett a beaucoup critiqué et qu’il nomme
le « théâtre
cartésien ». Dans le théâtre cartésien, on
postule en effet toujours l’existence d’un point unique, comme
la glande pinéale de Descartes, où tout est mis ensemble au
sein d’un « soi » qui reçoit la perception ou la pensée
consciente. Un peu comme s’il n’y avait qu’un seul spectateur
dans le théâtre pour regarder la scène. Or dans la métaphore
du théâtre de Baars, c’est plutôt une multitude d’entités,
demeurant toutes inconscientes, qui ont accès au même moment à
une information particulière.
On
évite donc ainsi non seulement la régression à l’infini,
mais on pose carrément que la conscience est cet échange d’information
en profondeur entre des fonctions cérébrales autrement indépendantes
et ignorantes de ce que font les autres.
Plusieurs de
ces capacités se retrouvent d’ailleurs comme des éléments
à part entière de la métaphore du théâtre de
Baars lorsqu’on la détaille un peu. Le projecteur de l’attention
décide de l’endroit de la scène qui sera éclairé
et donc conscient. L’ensemble de la scène du théâtre
correspond au contenu de la mémoire de travail immédiatement accessible
selon les bons vouloirs du faisceau lumineux de l’attention. La partie de
la scène « sous les feux des projecteurs » sera vue, ou si
l’on veut, distribuée, dans l’audience inconsciente assise
dans la pénombre pendant que d’autres artisans inconscients, derrière
la scène, influencent le cours de la représentation en lui associant
un contexte particulier.
Les détails
de cette métaphore du théâtre n’ont pas pour but «
d’expliquer » la conscience, rappelle Bernard Baars, mais bien de
fournir des outils permettant d’organiser les données existantes,
de clarifier certains concepts et de formuler des hypothèses testables,
notamment sur l’implication de certaines
structures cérébrales, afin de mieux comprendre ce phénomène
complexe.
Des simulations
ont montré qu’un espace de travail global s’appuyant sur les
circuits thalamo-corticaux et sur de longues connexions cortico-corticales
se comportait comme un système dynamique non linéaire et
auto-amplifié.
L’une des caractéristiques
d’un tel système est de posséder un seuil au-delà duquel
une activation se développe de manière explosive et envahit tout
le réseau. Pour sa part, une activation légèrement sous ce
seuil s’atténuera au contraire très rapidement. C’est
le cas par exemple d’une activation subliminale.
Une
autre de ses caractéristiques est de pouvoir inhiber d’autres activations
au sein de cet espace de travail global, empêchant ainsi le traitement conscient
de stimuli rivaux comme dans la tâche du « clignement attentionnel
» (« attentional blink », en anglais). Le clignement attentionnel
est notre incapacité à détecter un nouveau stimulus pendant
un court moment après la présentation d’un premier stimulus.
Enfin, la dynamique de l’accès à
la conscience se produit de manière brutale de « tout ou-rien »,
c’est-à-dire qu’une augmentation graduelle de la visibilité
d’un stimulus s’accompagne d’une soudaine « apparition
» consciente de celui-ci. Le modèle de l’espace global de travail
peut rendre compte de cet effet de seuil grâce aux connexions
des neurones de l’espace de travail qui retournent vers les aires sensorielles
primaires et secondaires.
D’aucuns
admettent que parler d'espace de travail conscient représente sans doute
un progrès par rapport à l'idée qu’on se faisait de
la conscience au milieu du XXe siècle. Mais certains trouvent que cela
ressemble un peu à ce qu’on appelait la « vertu dormitive »
de l'opium, qui ne renseignait en rien sur les
mécanismes sous-jacents des opiaciés.
Comment
se présente concrètement l’espace de travail global ? S’il
s’agit de voies nerveuses mettant en relation les différents processeurs
parallèles du cerveau, quelles sont-elles ? Qu’est-ce qui détermine
si telle ou telle activation neuronale va se répandre dans l’espace
de travail global ?
Plusieurs neurobiologistes,
comme Jean-Pierre Changeux et Stanislas Dehaene,
ont construit des programmes de recherche visant à répondre à
ces questions. Changeux et Dehaene partent de l’hypothèse qu’il
existe bel et bien dans le cerveau un espace global de travail conscient qui associe
toutes les informations traitées en sous-main par les nombreux modules
indépendants et inconscients auxquels il est relié.
S’appuyant
sur la présence, dans des couches
II et III du cortex préfrontal, pariéto-temporal et cingulaire,
de neurones
pyramidaux possédant des axones longs susceptibles de relier entre
elles de manière réciproque des aires corticales distinctes, Changeux
et Dehaene proposent en quelque sorte une base neuronale à l’espace
de travail global.
Ces circuits, qui
s’activent exclusivement lors du traitement conscient, sont aussi, ce qui
appuie leur hypothèse, très fortement inhibés dans l’état
végétatif, lors de l’anesthésie
générale ou du coma.
Les processeurs inconscients sont à l’inverse plus localisés,
généralement dans les aires corticales sensorielles.
En
2006, leurs travaux utilisant les techniques d’imagerie cérébrale
les amènent à distinguer trois grandes formes de traitement mental
dans le cerveau humain : subliminal,
préconscient et conscient.
Deux
conditions qu’on pourrait qualifier de préalables doivent être
présentes pour qu’il y ait traitement conscient: un niveau
de vigilance adéquat (être éveillé plutôt
qu’endormi, par exemple) et une activation
de bas en haut suffisante, c’est-à-dire l’observation d’une
réponse dans les aires sensorielles primaires et secondaires. Mais cette
réponse ne suffit pas à faire accéder un stimulus à
la conscience puisque des sujets peuvent montrer par exemple une activation des
aires visuelles extrastriées et nier avoir vu quelque stimulus que ce soit.
Il faut donc, selon Changeux et Dehaene,
une troisième condition pour accéder à la conscience, et
c’est l’activation des cortex associatifs grâce à ces
neurones aux longs axones qui créent une réverbération entre
assemblées
neuronales distantes.
Mais pourquoi
certaines informations deviennent-elles conscientes et d'autres pas? Pour l'expliquer,
les deux chercheurs distinguent quatre cas de figure.
Dans
le premier, l'information demeure inconsciente parce que traitée par des
processeurs qui ne sont pas anatomiquement reliés à l'espace neuronal
de travail conscient (les circuits qui s’occupent de la régulation
de nos fonctions digestives, par exemple). Dans les trois autres cas cependant,
la porte d’accès vers l’espace de travail conscient existe.
•
Mais si le signal est trop faible, le traitement de l'information reste localisé
dans le processeur inconscient et se dissipe rapidement ; cela correspond à
l’état subliminal qui demeure inconscient puisque
le niveau d’activation reste sous le seuil nécessaire pour entrer
dans les boucles d’auto-amplification de l’espace de travail conscient
(voir l’encadré).
• Si l’activation
est assez forte pour se répandre dans plusieurs régions sensori-motrices
spécialisées, mais que l’attention n’est pas orientée
vers ces stimuli, alors l’information demeure inaccessible à la conscience.
Elle est donc dans un état préconscient, un état
qui peut toutefois devenir conscient s’il subit une amplification suffisante
de haut en bas.
•
Un stimulus peut devenir conscient de deux façons : en
orientant notre attention de manière volontaire vers un état préconscient,
ou encore si le signal est fort et inattendu et qu’il pénètre
de force dans l’espace de travail conscient. Le premier cas (activation
« de haut en bas »), serait par exemple l’attention que
l’on décide de porter à une conversation voisine dans un cocktail.
Et le second (activation « de bas en haut
») serait ce qui se passe lorsque quelqu’un prononce votre nom
ou crie « Au voleur ! » dans le même cocktail.
Pour
les 3 schémas ci-haut, l’intensité de la teinte de rouge est
proportionnelle à l’intensité de l’activation. Les petites
flèches illustrent l’interaction entre les circuits spécialisés,
les grandes l’orientation de l’attention de haut en bas vers le stimulus
ou vers autre chose. Enfin, il existe un continuum d’états entre
le premier et le second schéma, mais une transition abrupte entre le second
et le troisième. D’après Dehaene et al. 2006.
Mais dans ces deux cas, la transition entre
préconscient et conscient est abrupte, comme c’est le cas pour tout
système dynamique non linéaire et auto-amplifié (voir l’encadré).
Cette transition s’accompagne aussi systématiquement de l’apparition
d’une activation
pariéto-frontale et cingulaire antérieure.
Lorsque
cette activation atteint ainsi plusieurs aires associatives richement interconnectées,
deux choses peuvent se produire. L’activation peut subir une réverbération
dans l’espace de travail et ainsi demeurer disponible pour un temps beaucoup
plus long que la durée du stimulus initial. L’activation peut également
se propager rapidement dans plusieurs systèmes cérébraux
spécialisés qui peuvent alors en tirer parti.
Contrairement
à la distinction binaire classique entre non conscient et conscient, on
a donc affaire ici à un modèle qui subdivise l’état
non conscient en subliminal et préconscient, donnant lieu à une
classification en trois états distincts (quatre en comptant les régulations
végétatives qui sont par définition toujours inconscientes).
Cette distinction prend non seulement
son sens à la lumière des résultats expérimentaux
en imagerie cérébrale, mais également en considérant
des phénomènes comme la cécité
attentionnelle qui montrent que même avec une activation préconsciente
importante, le stimulus peut demeurer inconscient si on ne lui porte pas attention.
« Le drame de la condition
humaine vient essentiellement de la conscience. Bien sûr, la conscience
et ses révélations nous permettent de nous créer une vie
meilleure… mais le prix à payer pour cette vie meilleure est élevé.
Ce n’est pas seulement le prix du risque et du danger et de la douleur.
C’est le prix de savoir que le risque, le danger et la douleur existent.
Pire : c’est le prix de savoir ce qu’est le
plaisir et savoir quand il nous manque ou est inatteignable. »
- Antonio R. Damasio, Le sentiment même de soi (1999)
Aux différents
niveaux d’accessibilité des contenus de conscience décrits
par Changeux et Dehaene s’ajoutent un autre continuum : celui de la capacité
d’un cerveau à se représenter le « soi ». Comment
cette représentation de soi contribue-t-elle à l’expérience
consciente ? Voilà une question au centre des préoccupations de
chercheurs comme Edelman,
Tononi, Llinás
et surtout Antonio Damasio.
Ce
dernier soutient, dans L’Erreur de Descartes publié en 1994,
que la pensée consciente dépend substantiellement de la perception
viscérale que nous avons de notre corps. Nos décisions conscientes
découlent de raisonnements abstraits mais Damasio montre que ceux-ci s’enracinent
dans notre perception corporelle et que c’est ce constant monitoring des
échanges entre corps et cerveau qui permet la prise de décision
éclairée.
C’est ce
que signifie le concept de « marqueur somatique » de Damasio tout
en clarifiant le rôle et la nature des émotions d’un point
de vue évolutif. Les manifestations somatiques de ces émotions,
en étant prises en compte dans la mémoire
de travail, permettent de « marquer » d’une valeur affective
l’information perceptuelle en provenance de l’environnement extérieur,
et donc d’en évaluer l’importance pour l’organisme. Ce
qui s’avère essentiel pour toute prise de décision impliquant
la survie de l’organisme en question.
En
1999, dans Le sentiment même de soi, Damasio développe son
modèle pour rendre compte des différents niveaux possibles de la
conscience de soi. Le monitoring viscéral décrit plus haut devient
le proto-soi, une perception d’instant en instant de l’état
émotionnel interne du corps rendue possible, entre autres, par l'insula.
Par
la suite, une perception du monde extérieur devient consciente quand elle
est mise en relation avec ce proto-soi. Cette concordance d’un ordre supérieur,
appelé conscience noyau par Damasio («core consciousness»,
en anglais) correspond à la question «Qu’est-ce que je ressens
face à cette scène visuelle ou à cette phrase, par exemple
?». De nombreuses espèces animales pourraient être pourvues
de ce sentiment du «ici et maintenant».
Un troisième
niveau, la conscience étendue, devient possible lorsque
l’on peut se représenter ses expériences conscientes dans
le passé ou le futur par l’entremise de la mémoire et de nos
fonctions supérieures permettant la conceptualisation abstraite.
La
conscience qu’ont les êtres humains d’être soi-même
et pas un autre, cette conscience autobiographique, serait donc ancrée
pour Damasio dans tous ces instants de la vie où notre conscience noyau
donne une valeur affective à ce que nous vivons. Par conséquent,
ce moi autobiographique est sans cesse en reconstruction,
éclairée qu’il est par le passé autant qu’influencé
par nos attentes sur le futur.
Damasio
distingue aussi la conscience étendue de ce que l’on désigne
sous le terme général d’intelligence. La première permet
pour lui d’avoir accès à un corpus de connaissance le plus
large possible, alors que l’intelligence serait davantage reliée
à l’habileté de manipulation de ces connaissances afin d’inventer
de nouvelles réponses comportementales.
C’est
également à l’enseigne de cette conscience étendue
propre aux humains que logerait des facultés comme la créativité,
la prise en compte systématique des autres (altérité), la
conscience morale.
Cette
hiérarchisation de la conscience de soi en trois niveaux proposée
par Damasio, on en retrouve plusieurs variantes dans les
travaux d’autres chercheurs contemporains ou du passé.
La
conscience noyau de Damasio correspond par exemple au soi-agent de William James
ou à la conscience noétique de Endel Tulving (ces termes ne se recouvrant
cependant pas complètement). L’expression générale
de conscience primaire («awareness», en anglais)
est fréquemment utilisée pour décrire cette conscience noyau
ou «conscience-attention»
correspondant à l’état de veille où nous sommes en
relation avec notre environnement.
L’être
humain partagerait ainsi la conscience primaire avec la plupart des animaux dotés
d’organes sensoriels sophistiqués et d’un cerveau complexe.
On parle aussi de «conscience de créature» pour décrire
cette forme élémentaire de conscience qui permet par exemple à
la mouche de naviguer dans l'espace et qui suppose qu’elle sait faire la
différence entre ses propres mouvements et ce que fait le monde autour
d’elle.
Les nouveaux-nés sont par contre
encore incapables de faire la différence entre eux-mêmes et le reste
du monde, y compris leur mère. Cette prise de conscience se développe
entre
l’âge de six mois et un an.
Ce
que Damasio désigne comme conscience-étendue, cette conscience d’exister
en tant que personne dans le temps, on y distingue souvent deux formes.
D’abord
une conscience réflexive (ou introspective) qui met surtout
l’emphase sur le fait que c’est moi qui perçois, qui dirige
mon attention vers tel ou tel objet, telle ou telle pensée, qui contrôle
mon raisonnement ou mon comportement. C’est la conscience d’avoir
conscience de quelque chose qui serait commune aux humains et aux grands singes.
Cette conscience réflexive serait la condition
nécessaire à la conscience de soi, c’est-à-dire
le fait de connaître mon histoire personnelle, pourquoi je suis où
je suis à l’instant présent ou pourquoi je serai à
tel endroit ce soir. C’est la conscience autonoétique de E. Tulving,
le soi-objet de William James, autrement dit la construction du soi dans le temps
qui ne s’amorce pas avant l'âge de deux ans chez l’être
humain. Cela lui permettra éventuellement de se raconter, de se mettre
en scène et de modifier
ses souvenirs à mesure que sa vie se déroulera.
Cette
idée qu’il existe différents degrés de conscience et
que les émotions en constituent une forme élémentaire fondamentale
est défendue par plusieurs scientifiques, comme Susan Greenfield
par exemple. Neuropharmacologue, Greenfield insiste sur le fait que les assemblées
de neurones distribuées dans différentes régions du cerveau
subissent une constante modulation de leur activité de la part des neurones
neuromodulateurs associés à l’état émotif
de l’individu.
Il existe également
des molécules, en particulier des peptides,
qui peuvent influencer non seulement la formation des assemblées de neurones
dans le cerveau mais en même temps notre
système hormonal et immunitaire. Les boucles de rétroaction
entre le cerveau et le corps ne sont donc pas uniquement dues au système
nerveux végétatif, mais également à toutes ces
molécules chimiques qui peuvent agir à la fois sur le cerveau et
le corps.
La conscience, dont les degrés
les plus primaires semblent reliés aux émotions, ne serait donc
pas qu’une histoire d’activité cérébrale, mais
bien une expérience impliquant le corps dans son ensemble. On se rapproche
ainsi d’une conception de l’esprit humain défendue par Freeman
ou Varela qui accordent une place centrale au
corps de l’individu situé dans son environnement. Ils s’opposent
ainsi au courant
cognitiviste traditionnel où le cerveau humain est vu comme un système
qui manipule des représentations internes du monde en se basant sur des
règles.
Jusqu'au milieu du XXe siècle,
on distinguait deux types de phénomènes naturels : les phénomènes
aléatoires, qui sont par conséquent imprévisibles, et les
phénomènes obéissant à une loi déterministe,
qui de ce fait sont prévisibles. Autrement dit, connaissant leurs conditions
initiales, on pouvait prédire leur comportement futur.
Or
on s’est aperçu qu'une légère modification des conditions
initiales de certains systèmes décrits par des lois déterministes
peut suffire à rendre imprévisible son comportement. On dit de ces
systèmes sensibles aux conditions initiales qu'ils sont
"chaotiques".
Les grandeurs qui définissent
ces systèmes chaotiques, loin de varier dans le temps de manière
absolument aléatoire et illimitée, apparaissent confinées,
ou si l’on veut «tenues en laisse», par un élément
d'ordre appelé «attracteur étrange». La présence
d'attracteurs étranges est l’une des principales
caractéristiques du «chaos déterministe». (voir
l'encadré à droite pour connaître l'outil permettant de modéliser
le chaos déterministe)
Pour présenter
brièvement l’approche de Walter J. Freeman du problème
de la conscience, il faut redescendre tout d’abord au niveau des neurones.
En effet, ce neurophysiologiste met moins l’accent sur l’anatomie
des structures cérébrales que sur la
façon dont les neurones communiquent entre eux et les patterns d’activité
que cette communication fait naître dans l’ensemble du cerveau.
Freeman
constate en effet que la connectivité neuronale du cerveau humain engendre
une activité chaotique qui obéit, comme les phénomènes
météorologiques, aux lois de la dynamique non linéaire (ou
« chaos déterministe ») (voir l’encadré). Il fait
donc appel aux outils mathématiques de la dynamique non-linéaire
pour interpréter les états électriques observés. Et
en analysant les électroencéphalogrammes
(EEG) de cerveaux durant de multiples tâches, il a pu montrer que les
différents rythmes du cerveau humain obéissent bien aux "lois"
du chaos spatio-temporel.
Derrière
ce qui ne semble être que du « bruit », ces fluctuations chaotiques
révèlent des régularités et des propriétés,
comme par exemple une capacité de changements rapides et étendus,
qui sont compatibles avec celles de la pensée humaine. La capacité
du cerveau de transformer presque instantanément les inputs sensoriels
en perceptions conscientes en est un autre exemple.
De
vastes assemblées
de neurones peuvent changer abruptement et simultanément de pattern
d’activité en réponse à un stimulus qui peut être
très faible. Cette déstabilisation d’un cortex sensoriel primaire
atteint d'autres zones du cerveau où elle est "digérée" de
façon spécifique pour chaque individu, en fonction du contenu de
mémoire propre à chacun. Voilà pourquoi l’activité
chaotique de millions de neurones, loin d’être dommageable, est donc
pour Freeman ce qui rend possible toute perception et toute pensée nouvelle.
C’est aussi la raison pour laquelle
Freeman pense que des phénomènes comme la conscience ne peuvent
pas être compris seulement en examinant les propriétés de
neurones individuels. Comme pour les ouragans et leurs milliards de molécules
d'air qui s'entrechoquent, c’est la forme globale qui va émerger
de l’activité de milliards de neurones répartis dans l’ensemble
du cortex qui affectera par exemple les
aires motrices du cerveau pour produire un comportement. La boucle sera alors
bouclée lorsque les modifications environnementales provoquées par
ces mouvements vont produire en retour une perception qui transformera à
nouveau l’activité générale du cerveau.
Freeman
ne considère donc pas la perception et l’action comme deux phénomènes
indépendants, l’un d’input, l’autre d’output, mais
plutôt comme le même processus
permettant d’agir sur le monde. Cela va donc plus loin que la notion
de perception comme un phénomène actif qui est couramment admise
aujourd’hui.
La synchronisation
rythmique des neurones occupe une place centrale dans ce modèle et
servirait à coordonner l’activité entre différentes
aires cérébrales pour regrouper des ensembles neuronaux dispersés
en un seul pattern d’activité fonctionnel. Chaque cerveau, de par
son histoire, génère un contexte unique (un attracteur chaotique,
pour employer les termes de la physique du chaos) où des significations
se développent à partir de ces patterns d’activité.
La conscience serait le pattern de plus haut niveau qui lie entres elles ces significations.
Elle n’est pas en elle-même la cause d’effets neuronaux quelconques,
mais une façon de lier harmonieusement et globalement les fluctuations
cérébrales en favorisant leur interaction.
On
a ici une façon de sortir de l’impasse de l’origine d’une
volonté consciente dans une logique de causalité linéaire,
car le processus dont il est question suit plutôt une causalité circulaire,
une rupture épistémologique que permet la mathématique du
chaos. L’origine d’une action consciente n’est donc pas à
chercher seulement dans le cerveau d’un individu, mais dans sa relation
permanente avec ses homologues et le reste du monde. Car pour Freeman, ce que
nous appelons nos décisions sont construites en temps réel par le
comportement de tout notre corps et nous
n’en sommes informés sur le plan conscient qu'avec un léger
retard. La conscience n’interviendrait donc que pour lisser les différents
aspects de nos comportements, les moduler et probablement les
légitimer au regard de l'ensemble des significations constituant la personnalité
d’un individu.
En terme de dynamique,
la conscience correspondrait ici à un « opérateur »,
parce qu'elle module les dynamiques cérébrales dont ont découlé
les actions passées. Cette conception s'accorde avec une hypothèse
proposée par William James en 1878, selon laquelle la conscience est interactive
avec les processus cérébraux, en n'étant ni un épiphénomène
ni une cause première.
Les systèmes chaotiques (voir
l'encadré à gauche) à la fois aléatoires et déterminés
(ce qui n'est pas une mince contradiction) peuvent renfermer une infinité
de mouvements périodiques instables de fréquences différentes,
ce qui les rend très utiles lorsque l’on veut décrire des
processus cognitifs issus d’oscillations
neuronales diverses.
Et pour ce faire, le langage
des mathématiques non linéaires s’avère
l’outil idéal en permettant de distinguer entre le simple «bruit»
d’un système désordonné et l’ordre caché
des systèmes chaotiques. On découvre régulièrement
de nouveaux phénomènes physiques (comme les turbulences aérodynamiques),
chimiques (comme les réactions chimiques oscillantes), écologiques,
météorologiques ou économiques, qui ne peuvent être
appréhendés par l'analyse des seuls éléments qui les
constituent. Pour comprendre ces phénomènes, on doit absolument
étudier leur comportement d'ensemble, ce que permettent les mathématiques
non linéaires.
« Durant l'évolution,
où le système neuronal est-il apparu ? Pas chez les plantes, pas
chez les champignons, pas chez les bactéries. Il est apparu chez les animaux.
Pour se nourrir, les animaux ont trouvé la solution de manger des proies.
Il leur faut donc se mouvoir - et la locomotion est la logique constitutive de
l'animal. Et c'est là qu'apparaît le système neuronal, parce
que pour chasser, se mouvoir, il faut une boucle perception-action. »
L’approche
dynamique qui vient d’être exposée par l’entremise des
travaux de Walter J. Freeman s’inscrit en fait dans un courant plus large
qu’on appelle la « cognition incarnée
». Contrairement à l’approche
computationnelle, l’approche dynamique travaille avec des activités
neuronales plutôt qu'avec des symboles, avec des états globaux du
cerveau appréhendés par l'imagerie fonctionnelle plutôt qu’avec
du calcul et des règles.
Cette
approche, dont Francisco Varela
a été l’un des plus grands promoteurs, récuse la séparation
entre la cognition humaine et son incarnation. Pour lui, et pour les nombreux
chercheurs qui en sont venus à adhérer à ce courant, on ne
peut pas comprendre la cognition, et donc la conscience, si on l'abstrait de l'organisme
inséré dans un environnement particulier avec une configuration
particulière.
Dans ces conditions
« écologiquement situées » (on parle de « situated
cognition », en anglais) toute perception entraîne une action et toute
action entraîne une perception, comme on vient de le voir avec Freeman.
C’est donc une boucle perception-action qui est la logique fondatrice du
système neuronal. La cognition, la conscience, bref le monde intérieur
d’un individu émerge avec ses actions, c'est un monde "énacté".
Le
mouvement vient constamment enrichir la cognition (voir la citation dans l’encadré
à gauche) parce que notre cerveau s'est construit de cette façon
tout
au long de la phylogenèse.
Les
mathématiques non-linéaires ont d’ailleurs contribué
grandement à notre compréhension des phénomènes d’auto-organisation
et d’émergence inhérents
à l’approche incarnée grâce à la notion «d’attracteur
» empruntée à la théorie des systèmes dynamiques.
Les connaissances actuelles nous éloignent
donc irrémédiablement du mode causal traditionnel du type «
entrée-traitement-sortie » inspiré de l’informatique.
Au contraire, une causalité circulaire, la primauté de l’action,
des émotions et d’un corps vivant dans un environnement donné
nous fournit un cadre plus riche pour tenter de comprendre la conscience humaine.
D’une espèce à
l’autre, l’image du monde que le système nerveux produit pourrait
être extrêmement différente. Ainsi, notre perception des couleurs
est différente de celle des pigeons : nous
avons trois types de cônes alors que les pigeons en ont cinq, par
exemple. Sans parler des modalités sensorielles qui ne nous sont pas accessibles,
comme les abeilles qui sont sensibles à l’ultraviolet ou les
chauves-souris qui s’orientent par écholocation.
Peut-on
alors soutenir que le cerveau humain nous offre une conscience de notre environnement
qui correspond à « LA » réalité ? Qu’en
est-il de tous les autres aspects de cet environnement que nous ne percevons même
pas ? Force est d’admettre que l’activité cérébrale
humaine comme celle du cerveau des autres animaux semble plutôt créer
une image virtuelle de ce que nous considérons être la réalité,
une découpe évolutionnairement utile du monde. Pour paraphraser
Max Velmans, l’univers a différentes vues de lui-même à
travers mon regard, le vôtre, celui du pigeon, de l’abeille ou de
la chauve-souris.