Parce qu'on ne se souvient pas de
notre naissance, ni de nos premières années de vie, on pourrait
croire que l'être humain est amnésique durant celles-ci. Ce n'est
ni vrai, ni faux. En fait, le nourrisson a bel et bien une mémoire
puisqu'il retient si bien tout ce qu'il apprend durant ces années décisives
(marcher, parler, etc.). En plus, on sait qu'un bébé de quelques
mois montre plus d'intérêt pour une nouvelle image que pour une image
qu'il a vu la veille, preuve qu'il l'a bien mémorisée quelque part.
Mais un bébé ne retient que des impressions éparpillées
parce que les circuits de son cerveau ne sont pas tous complétés
à sa naissance. Le
développement des axones, en particulier, n’est pas complété
et ne relie pas encore les différentes parties du cerveau entre elles de
manière efficace. Et comme un souvenir cohérent nécessite
à la fois la contribution de régions du cerveau fort diverses, la
mémoire du bébé reste fragmentée.
LE DÉVELOPPEMENT COGNITIF SELON PIAGET
De sa naissance à sa
mort, l’être humain ne cesse de se transformer à mesure qu’il
traverse les différentes périodes de sa vie. On est d’abord
nouveau-né (le premier mois de la vie), puis bébé (jusqu’à
environ 2 ans), puis petit enfant (jusqu’à 5-7 ans), puis enfant
(jusqu’à 11-12 ans), puis pré-adolescent (jusqu’à
13-14 ans), puis adolescent (jusqu’à 17-20 ans), puis adulte (jusqu’à
60-70 ans), puis vieux (ou personne du 3e âge…) jusqu’à
notre mort.
Chacune de ces moments correspond intuitivement à
des grandes étapes de la vie, mais certaines personnes ont voulu voir si
ces frontières arbitraires correspondaient réellement à des
stades concrets du développement de nos facultés intellectuelles.
Le
psychologue suisse Jean Piaget (1896-1980) fut l’un des
premiers à poser cette question de façon systématique. On
compare d’ailleurs souvent son rôle de pionnier dans la psychologie
du développement à celle qu’a eu Darwin pour notre compréhension
du développement des espèces, ce qui n’est pas peu dire.
Mais
contrairement à Darwin qui navigua pendant cinq ans pour accumuler ses
données, Piaget trouva d’abord les siennes à la maison en
étudiant ses propres enfants ! Il fut ainsi le premier à montrer
que les enfants ne sont pas moins «intelligents» que les adultes,
mais qu’ils raisonnent tout simplement de manière différente.
Comment ces premiers modes de pensée
évoluent-ils jusqu’à ceux de l’âge adulte, voilà
la question qui a occupé Piaget une grande partie de sa vie. Et l’essentiel
de la réponse qu’il a apportée, c’est que le développement
de la pensée se fait par paliers, ou par « stades » pour employer
les termes de Piaget. Et à chaque fois qu’un stade est atteint, cela
engendre la reconstruction de tout l’édifice des connaissances apprises
jusque-là.
Ce ne sont pas seulement les données
recueillies par Piaget qui l’ont rendu célèbre mais aussi
sa « méthode clinique ». Cette approche où l’expérimentateur
joue un peu le rôle du père lors d’échanges semi-structurés
avec l’enfant, Piaget en fut le pionnier.
Toujours utilisée
aujourd’hui sous diverses formes, elle met l’accent pas tant sur les
réponses de l’enfant que sur le raisonnement qui les sous-tend. Quant
aux réponses erronées, elles ont toujours été, pour
Piaget, une source encore plus grande de compréhension du psychisme de
l’enfant que les bonnes réponses.
Voici un exemple de dialogue
typique de Piaget avec un enfant.
Piaget: Qu’est-ce qui fait le
vent ?
Julia : Les arbres.
P : Comment le sais-tu ?
J : Je les ai vu bouger leurs branches.
P : Comment cela fait-il du vent
?
J : Comme ça (en bougeant ses mains devant son visage). Les
branches sont seulement plus grosses. Et il y a beaucoup d’arbres.
P : Qu’est-ce qui fait le vent sur l’océan ?
J : Il
souffle là en venant de la terre. Non. Ce sont les vagues…
Piaget en conclut que les croyances de cette petite fille de 5 ans sur le vent,
bien que fausses, sont complètement cohérentes du point de vue de
son jeune système de pensée.
Le développement des connaissances
d’un individu ressemble à celui de la science en général
: à partir d’un niveau de connaissance particulier ou «paradigme»,
il y a transition vers un autre niveau qui permet d’appréhender la
réalité avec plus de précision.
C'est ainsi que
de la naissance à l'âge adulte, une personne ne conçoit pas
le monde de la même façon, tout comme les gens du Moyen Âge
qui pensaient que la terre était plate ne concevaient pas le monde comme
les scientifiques d’aujourd’hui.
Dans certaines tâches
de conservation, où l’on demande à l’enfant
si deux rangées de billes sont "pareilles" (les billes de l'une
des deux rangées étant plus espacées), il est clair qu’un
enfant aussi jeune que 3 ans peut donner la bonne réponse. On pense que
les âges plus élevés obtenus par Piaget lors de cette expérience
pourraient provenir du fait qu’il posait la même question avant et
après la transformation (c'est-à-dire l'espacement des billes de
l'une des deux rangées). L'enfant aurait alors pu sentir qu’on s’attendait
à une réponse différente la deuxième fois et aurait
donc donné la réponse négative qu’il croyait qu’on
attendait de lui…
AU-DELÀ DU MODÈLE DE PIAGET
L’apport
historique de Piaget en psychologie du développement est considérable.
Son plus grand mérite a sans doute été d’introduire
l’étude empirique du développement psychologique des enfants,
pratique complètement nouvelle dans les années 1940.
La
plupart des psychologues du développement contemporains ne prennent toutefois
plus les théories de Piaget au pied de la lettre. Comme c’est souvent
le cas en science, ses travaux de défricheurs ont été l’objet
de nombreuses critiques qui soulignent ses limites.
Plusieurs de ces critiques concernent ses méthodes
de travail. Piaget a en effet étudié ses propres enfants ainsi que
ceux de ses collègues de Genève pour en déduire des concepts
généraux sur le développement intellectuel de tous les enfants.
Or il s’agit là d’un très petit échantillon,
et qui plus est essentiellement d’enfants occidentaux appartenant à
des familles de statut socio-économique élevé. C’est
pourquoi plusieurs ont remis en question la représentativité et
même la fiabilité de ses données, non seulement à cause
du nombre restreint de ses sujets, mais également pour avoir négligé
les différences individuelles.
D’autres ont critiqué Piaget
pour avoir conçu des expériences qui tentaient davantage de piéger
les enfants plutôt que d’essayer de voir jusqu’où pouvait
aller leur raisonnement lorsqu’ils disposaient d’indices suffisants.
Plusieurs recherches plus récentes ont d’ailleurs montré que
les jeunes enfants avaient des capacités cognitives réelles plus
étendues, du moins dans certaines conditions, que celle rapportées
dans les travaux de Piaget (voir encadré).
Un questionnement
au niveau de la compréhension des mots utilisés par Piaget pour
poser les questions aux enfants a aussi été soulevé. Par
exemple, est-ce que « la même chose » ou « plus »
a exactement la même signification pour l’enfant que pour nous ?
Enfin, certains insistent sur le fait que Piaget a grandement sous-estimé
la
valeur de l’apprentissage social, celui qui provient des parents ou
plus tard des professeurs.
L’idée que nous puissions
avoir des comportements innés déjà adaptés au monde
dans lequel nous naissons peut surprendre si l’on oublie la longue
évolution qui a mené jusqu’à nous. Mais
toute personne qui a un tant soit peu observé des animaux naissants peut
témoigner de l’évidence des nombreux comportements instinctifs.
Il s’agit de comportements «précâblés»
dans le système nerveux bien avant toute expérience notable. Ces
comportements et leur substrat nerveux ont probablement évolué pour
améliorer les chances des nouveau-nés de survivre dans un monde
rempli de difficultés et de dangers prédictibles.
Les
comportements innés des oiseaux en sont un exemple particulièrement
éloquent. On n’a qu’à penser à la séquence
complexe de mouvements qui leur permet de sortir de l’œuf.
Dans certaines périodes précoces
de la vie, les voies neuronales sont en effet très sensibles aux influences
de l’environnement. On parle de périodes critiques
pour désigner l’intervalle de temps durant lequel un véritable
remodelage des voies cérébrales est possible.
Le phénomène
de l’empreinte chez les oiseaux est l’un des premiers exemples de
période critique à avoir été étudié.
Cette forme d’apprentissage a été décrite en premier
par l’un des pères de l’éthologie, Konrad Lorenz.
Vers
le milieu des années 1930, Lorenz observa que, juste après la naissance,
les oisillons de l’oie cendrée s’attachent rapidement au premier
gros objet qui bouge devant eux, la plupart du temps leur mère. Mais si
celle-ci est absente, cet attachement peut se transférer à tout
objet en mouvement de taille suffisante, comme ce fut le cas pour les bottes de
caoutchouc de Lorenz ! Les oisillons suivent alors cet objet en mouvement comme
s’il s’agissait de leur mère.
Lorenz
utilisa le terme d’empreinte (« imprinting »,
en anglais) pour suggérer la permanence avec laquelle cette représentation
s’imprime dans ces jeunes cerveaux. L’empreinte s’acquiert donc
très rapidement et, une fois acquise, ne disparaît généralement
plus. Elle ne peut se former que durant une période limitée dans
le temps (pas plus que deux jours après l’éclosion des œufs
dans ce cas-ci), d’où l’utilisation de l’expression «
période critique » pour décrire cette phase déterminante
de l’attachement social.
Chez l’humain, l’acquisition
du langage semble être sujet à une période critique allant
de la naissance à la puberté. En effet, les personnes n’ayant
été exposées à aucune langue jusqu’à
la puberté semblent incapables d’en apprendre une par la suite. L’apprentissage
d’une deuxième langue se fait également beaucoup plus facilement
avant l’âge adulte.
Si certaines périodes précoces
de la vie sont critiques pour un développement harmonieux de nos compétences
perceptuelles et sociales, les expériences plus tardives de notre vie conservent
toujours une influence sur le cerveau à travers nos
processus d’apprentissage.