On a souvent l’impression,
en consultant des livres rapportant les stades de Piaget, que le stade des opérations
formelles est le dernier stade de la pensée et que tout le monde finit
par l’acquérir. Or il n’en est rien. Piaget lui-même
en est venu à cette conclusion lorsqu’il constata au début
des années 1970 qu’un pourcentage non négligeable d’adultes
était incapable de résoudre certains problèmes propres au
stade formel comme celui du pendule (voir encadré à droite sous
le texte).
Quant au caractère indépassable du stade des
opérations formelles, rien n’est moins sûr. Pour Piaget, il
n’y avait pas de limites au développement humain. Par conséquent,
il entrevoyait même des stades «d’opérations post-formelles»
ou «d’opération à la puissance n» qui pourrait
se retrouver chez des mathématiciens professionnels ou des spécialistes
d’autres domaines où l’abstraction est à l’honneur.
On observe la même succession
d’étape dans le développement postural et moteur chez tous
les enfants : d’abord la maîtrise de la tête, suivie de celle
de la position assise, puis de la position debout, et finalement de la marche.
En 1946, Arnold Gesell a montré que cette succession était
orientée du haut du corps jusqu’au bas du corps (développement
céphalo-caudal) et, pour chaque membre, des segments les plus proches de
l’axe du corps aux plus éloignés (proximo-distal).
Il a aussi attiré l’attention sur le fait que ce phénomène
était progressif puisque chaque étape impliquait un accroissement
du contrôle du tonus musculaire et de la
coordination des mouvements rendus possibles par la maturation du système
nerveux.
« C’est
par l’action que le nouveau-né construit son schéma corporel.
Ainsi, lorsque sa main vient toucher son pied, les deux sensations, celle de la
main et celle du pied, se referment sur lui, alors que si elle vient toucher son
biberon ou le sein de sa mère, la sensation de la main s’ouvre sur
le monde extérieur. Il lui faut dix-huit mois à deux ans pour se
rendre compte qu’il est distinct du milieu qui l’entoure, qu’il
est seul dans sa peau, jusqu’à la mort. »
-
Henri Laborit, La légende des comportements, p.93
Piaget utilise le terme « constructivisme
» pour décrire son approche puisqu’il considère que
l’acquisition des connaissances est un processus d’auto-construction
continuel tout au long de la vie. Il parle aussi « d’interactionnisme
» pour souligner l’interaction
constante entre l’hérédité et l’environnement
dans les processus de développement. Même si cela nous semble évident
aujourd’hui, il faut se rappeler que durant une bonne partie de la carrière
de Piaget, des approches mettant essentiellement l’emphase sur une maturation
génétique à l’origine du développement de l’enfant
(comme celle de Arnold Gesell), ou au contraire des approches purement behavioristes
(comme celle de B.F. Skinner) étaient prises plus au sérieux que
celle de Piaget.
Pour Piaget, la connaissance est ni plus ni moins qu’une
fonction biologique qui prend la forme d’une structure cognitive singulière
chez chaque individu. Cette structure émerge de l’action et se développe
soit
en assimilant les nouveautés à des schèmes déjà
établis dans cette structure, soit
en accommodant sa structure aux nouveautés qui ne s’y intègrent
pas.
Dans la culture populaire, Piaget est surtout connu pour ses stades
de développement. Mais c’est la structure cognitive qui est au coeur
de la théorie piagécienne, et les quatre
grands stades de développement qu’il a décrit n’étaient
pour lui que des repères pour suivre l’évolution du développement
cognitif des enfants.
De plus, des stades majeurs au-delà de ces
quatre-là étaient possibles dans l’esprit de Piaget et chaque
stade pouvait être subdivisé en sous-stades.
Ainsi,
le premier après la naissance où la pensée se développe
par l’action, le stade sensorimoteur, est subdivisé
en plusieurs sous-stades. Celui des réflexes innés durant le premier
mois : sucer, pleurer, tousser, gigoter, uriner, déféquer…
Celui des réactions circulaires primaires, jusqu’à environ
4 mois, où l’enfant aime à répéter inlassablement
les mêmes actions qui lui procure du plaisir, comme sucer son pouce. Puis
c’est la période où l’enfant découvre qu’il
est distinct du monde extérieur. Il répète alors des gestes
accomplis au départ par hasard et qui lui ont apporté une certaine
satisfaction. Autour d’un an, l’enfant prend conscience de relations
de cause à effet et de la permanence des objets qu’il cherche dès
qu’ils ont quitté son champ de vision. Entre 1 et 2 ans, l’enfant
recherche maintenant activement la nouveauté par l’expérimentation.
Il va par exemple frapper avec sa cuillère sur différentes choses
pour en tirer différents sons. En approchant deux ans, l’enfant développe
clairement des représentations mentales qui lui permettent par exemple
d’imiter un geste déjà vu, de faire des combinaisons mentales
simples, de « faire comme si » tel objet était telle chose,
etc.
C’est
en questionnant les enfants devant certains problèmes concrets que Piaget
pouvait déterminer si telle ou telle compétence à l’intérieur
d’un stade donné était atteinte. Si par exemple l’on
verse le liquide qui se trouve dans un récipient large et peu élevé
dans un autre récipient haut et étroit, l’enfant au stade
pré-opératoire dira qu’il y a plus de liquide dans le second
récipient parce que le niveau est plus haut, mais pas l’enfant au
stade des opérations concrètes qui saura que c’est la même
quantité de liquide qui a été conservée malgré
les apparences.
La
capacité de conservation, c’est-à-dire cette capacité
générale qui permet à l’enfant de voir que la quantité
demeure la même malgré le changement de l’apparence, devient
aussi possible pour les longueurs ou les nombres. Aux alentours de 6 ou 7 ans,
un enfant ne dira plus qu’il y a davantage de points bleus parce qu’il
sont plus dispersés comme lorsqu’il était plus jeune.
La
conservation de la substance survient généralement un peu plus tard.
On présente par exemple à l'enfant trois boules de plasticine identiques
que l’on transforme, sous ses yeux, l’une en galette et l’autre
en plusieurs plus petites boules. Quand on lui demande s’il y a encore dans
les boules transformées "la même chose" (la même
quantité) l’enfant de moins de 7-8 ans répond par exemple
qu’il y en a moins dans la galette car elle est plus fine que la boule.
Passé cet âge, il ne se laisse plus leurrer par les apparences.
Il
faut souvent attendre l’âge de 9-10 ans pour que la dernière
conservation soit maîtrisée, celle de la superficie. À cet
âge, l’enfant sait par exemple que des carrés regroupés
n’occupent pas plus d’espace, même s’ils en ont l’air,
que ces mêmes carrés séparés.
Voici enfin une tâche que les enfants
encore au stade opératoire concret ne peuvent pas accomplir,
mais qu’un adolescent au stade opératoire formel ou
un adulte peut faire, avec un peu de temps et d’effort il
est vrai. Vous avez devant vous 4 cartes portant une lettre au recto
et un nombre au verso : s’il y a une voyelle sur un côté,
alors il y a un chiffre pair de l’autre côté
de cette carte. La tâche est la suivante : parmi les 4 cartes
ci-dessous, lesquelles dois-je retourner pour dire si la règle
s’applique à ces cartes ? (essayez de trouver avant
de lire la réponse sous les cartes !)
La
réponse est le E et le 7. En effet, comme le E doit absolument avoir un
nombre pair de l’autre côté, on doit le vérifier. Quant
au 7 qui est un chiffre impair, on doit s’assurer qu’il n’a
pas de voyelle de l’autre côté, sinon la règle serait
brisée. Comme la règle ne dit rien quant à ce qu’il
doit y avoir à l’arrière d’une consonne comme le K,
ni ne dit qu’un chiffre pair comme le 4 doit avoir une voyelle de l’autre
côté, on n’est pas obligé de vérifier ces cartes
!
Les enfants ne sont pas des récipients
qu’il faudrait « remplir » de connaissances comme l’ont
longtemps pensé les pédagogues avant Piaget. Au contraire, ce sont
de véritable « petits scientifiques » qui
sont constamment en train de créer et de tester leurs propres théories
sur le monde.
Cela est d’autant plus vrai chez l’adolescent
au stade des opérations formelles. Si par exemple vous lui demandez de
trouver ce qui fait qu’un pendule oscille plus ou moins vite, il procédera
probablement en essayant d’abord avec une longue corde et un poids léger
au bout. Ensuite la même longueur de corde avec un poids plus lourd. Puis
une corde plus courte avec un poids léger. Et finalement il essaiera la
corde courte avec le poids lourd. Suite à ces observations, qui constituent
en réalité une expérience scientifique simple, il déduira
que plus la corde est courte, plus le pendule oscille vite, et que le poids au
bout de la corde n’a aucune importance…
Des expériences ont été
réalisées en filmant des images d'une échographie dans les
dernières semaines de la grossesse. On demande d'abord à la femme
d'observer trois minutes de silence, puis de chanter une chanson. Instantanément,
on voit que le bébé, dont le cur s'accélère,
se met à bouger. En comparant de nombreux enregistrements, on a pu constater
que la gamme des réactions des bébés est très diversifiée,
allant du vif à l'indolent.
Une mélodie
ayant inévitablement une teneur émotionnelle particulière,
il semble donc que l'interaction avec les émotions de la mère commence
déjà à façonner le tempérament d'un individu
avant même sa naissance.
Les représentations d'images
dans l'esprit de la mère peuvent aussi provoquer des
manifestations somatiques qui ont des répercussions
sur le ftus. On sait par exemple que des petites
molécules générées par le stress
passent à travers le filtre du placenta
et auront une influence sur les stades ultérieurs du
développement.
C’est le cas par
exemple de Stanley Greenspan qui, à partir de son expérience
auprès d’enfants autistes, croit que l’intelligence est structurée
par l’expérience affective. Pour lui, les émotions jouent
un rôle central dans l’apprentissage de nos facultés intellectuelles,
contrairement à la conception classique du développement de la pensée
qui dissocie émotion et raison (voir capsule expérience à
gauche).
Il s’agit donc d’une vision du développement
dont l’essence va à l’encontre de celle de Piaget et qui pousse
encore plus loin que Freud le poids des expériences émotives précoces
dans le développement de nos facultés intellectuelles et sociales.
De quoi a donc besoin l’enfant pour
bien se développer selon Greenspan ? D’abord d'un environnement sûr
et sécurisant où il peut développer une relation avec un
adulte stable et protecteur. Ces interactions riches et continues qui commencent
dès le début de la vie pourront ensuite devenir de plus en plus
complexes et subtiles. L’enfant pourra alors expérimenter, trouver
des solutions, prendre des risques, échouer, rechercher autre chose. Tout
cela à l’intérieur de limites et de structures clairement
établies par les adultes.
Le mode d’intervention
que privilégie Greenspan auprès des enfants est celui du «
temps au sol » (« floor time », en anglais), c’est-à-dire
le temps que l’on passe par terre à suivre l’enfant dans ses
jeux. L’idée centrale est ici de partir de ce que l’enfant
initie et de chercher à introduire dans cette activité une interaction
affective.
Si par exemple un parent et son enfant se mettent à aligner
alternativement des blocs sur le sol, l’enfant comprend la routine et attend
que le parent mette son bloc avant de mettre le sien. Si le parent met alors deux
blocs de suite, ou s’il met son bloc à un mauvais endroit, l’enfant
voudra corriger l’erreur, ce qui permet « d’ouvrir et de fermer
un cercle de communication », pour employer les termes de Greenspan.
Les affects, loin de constituer un obstacle
à la logique et à la clarté de pensée, constitue donc
ici la «colle» qui lie tous les aspects du développement intellectuel
et social. En fait, les concepts abstraits sont souvent des catégorisations
provenant d’expériences émotionnelles dans le monde réel.
Si l’on prend le concept mathématique de quantité par
exemple, il viendrait à l’enfant d’une part par l’expérience
de la sensation de « beaucoup » qu’il apprend lorsqu’il
reçoit davantage que ce à quoi il s’attendait, et d’autre
part de la sensation de « peu » qu’il ressent lorsqu’il
obtient moins que ce qu’il voudrait. Le concept de quantité serait
donc assimilé en fonction des attentes avec une forte connotation affective.
Plus tard, l’enfant pourra systématiser ces expériences avec
les nombres, de sorte que 10 devient « beaucoup » et 2 « peu
». Ainsi la compréhension des mathématiques, aussi froide
et logique soit-elle, s’appuie sur des nombres dont l’apprentissage
s’enracinerait dans l’affect.
Ce principe s’étendrait
selon Greenspan à des concepts encore plus abstraits comme la justice par
exemple. Un futur juge devra étudier les lois par lesquelles sa société
codifie ce concept, mais sa
connaissance intime de ce que signifie la justice lui viendra de sa vie personnelle
et de son expérience d’avoir été traité de manière
équitable ou injuste.
Dans le modèle de Greenspan, il
est donc primordial que l’enfant développe le sentiment de son individualité.
C’est à travers cette sensation d’être lui-même
et pas une autre personne que l’enfant devient capable de désirer
et d’avoir des intentions. Il convient donc de favoriser par tous les moyens
ce qui amène l’enfant à construire ce sentiment de sa propre
personnalité.
La contribution du psychologue Erik
Erikson à la psychologie du développement met aussi l’accent
sur le développement harmonieux du sentiment d’identité personnelle.
Contrairement à Freud pour qui l’essentiel de notre personnalité
est structurée à l’âge de cinq ans et à Piaget
pour qui le stade des opérations formelles atteint à l’adolescence
correspond en gros au mode de raisonnement que l’on conserve toute notre
vie, Erikson affirme que la personnalité continue de se développer
tout au long de notre vie. Il distingue en cela 8 stades de développement
psychologique où prédomine dans chacun une crise psychologique particulière
déclenchée par un type d’interaction dominant avec l’environnement
social.
Le phénomène de résilience
permet à certains enfants abusés ou traumatisés par des atrocités
historiques de se développer normalement par la suite, et même
d’être mieux équipés que les autres pour faire face
à l’adversité. Les enfants résilients sont souvent
ceux qui ont acquis la «confiance primitive» entre 0 et 12 mois et
qui gardent par la suite l’espoir de rencontrer quelqu’un qui les
aidera à reprendre leur développement.
La résilience
est un phénomène complexe où les forces biologiques développementales
s'articulent avec le contexte social pour créer une représentation
de soi qui permet au sujet de se forger une histoire porteuse de sens.
Parce que les différents
systèmes du cerveau ne deviennent pas tous matures en même temps,
les périodes critiques sont différentes pour différentes
fonctions cérébrales. La période critique de chacune de ces
fonctions constitue un moment de vulnérabilité au cours duquel l’individu
est très sensible aux influences de l’environnement, incluant les
expériences traumatisantes. Par conséquent, les traumas subis
durant l’enfance peuvent influencer de façon permanente l’organisation
mentale de la personne.
LES PÉRIODES CRITIQUES
Durant les premières
années de la vie, l’influence de l’environnement sur le développement
est cruciale. Les changements les plus prononcés induits par l'environnement
surviennent durant des fenêtres temporelles appelées périodes
critiques.
Les périodes critiques ont toutes en commun
certaines propriétés fondamentales. Elles comprennent tout d’abord
une fenêtre temporelle durant laquelle un comportement donné manifeste
une grande sensibilité à des influences environnementales spécifiques.
Ces influences sont même nécessaires au développement normal
du comportement en question. Quand la période critique est terminée,
le comportement n’est plus affecté de façon significative
par la présence ou l’absence des stimuli environnementaux. Le corollaire
de ceci étant que le défaut d’exposition aux stimuli appropriés
durant la période critique est difficile voire impossible à compenser
ultérieurement.
Une personne privée de l’usage d’un sens durant une certaine
période au début de sa vie peut ainsi avoir par la suite des lacunes
permanentes au niveau de ce sens si elle en retrouve l’usage. Certains enfants
nés avec des cataractes les empêchant de voir ont pu se faire enlever
leur cataracte entre l’âge de 10 et 20 ans et, bien qu’ils aient
pu par la suite percevoir
les couleurs, ils ont toujours eu une grande difficulté à distinguer
les formes.
La privation affective et la maltraitance des enfants durant certaines
périodes de leur développement peuvent aussi avoir des répercussions
irréversibles sur l’équilibre
affectif du futur adulte. Les trois premières années de la vie
sont considérées par plusieurs comme une période critique
en ce qui concerne les voies neuronales impliquées dans la formation des
liens socio-affectifs. Si l’enfant est exposé à des expériences
négatives répétées durant cette période, il
se peut que son équilibre socio-affectif demeure fragile pour tout le reste
de sa vie et que cette personne soit sujette à des épisodes d’anxiété
ou de dépression.
De
nombreux travaux ont montré que ces troubles de l’humeur s’accompagnent
d’une hyperactivité
de l’axe hypothalamo-hypophysio-surrénalien (HPA). Celui-ci est
directement impliqué dans le contrôle du stress : les taux sanguin
de cortisol, comme ceux de CRH au niveau du liquide céphalo-rachidien,
sont élevés chez les patients sévèrement déprimés.
Or
il a été démontré chez le rat que l’expérience
sensorielle précoce au cours du développement régule l’expression
des gènes qui expriment les récepteurs aux glucocorticoïdes.
Les jeunes rats qui reçoivent des soins maternels attentifs expriment plus
de récepteurs de ce type dans l’hippocampe et moins de récepteurs
au CRH dans l’hypothalamus. Résultat : ces rats montreraient plus
tard une anxiété relativement faible lorsqu’ils deviennent
adultes.
Ceci s’explique par le fait que l’activation
des récepteurs aux glucocorticoïdes de l’hippocampe
par le cortisol a un effet de rétroaction négative sur l’activité
de l’axe hypothalamo-hypophysio-surrénalien. Chez les personnes ayant
subi des carences affectives durant la période critique des trois premières
années, cette boucle de régulation est perturbée, ce qui
explique l’hyperfonctionnement de cet axe neuro-endocrinien et le stress
chronique qui lui est associé.