Bernard
Baars résume ainsi les nombreuses fonctions possibles
qui ont été attribuées à la conscience: prioriser
certaines alternatives, résoudre des problèmes, prendre des décisions,
recruter la capacité de traitement de certaines aires cérébrales
en rendant accessible de l'information pertinente (théorie de «l'espace
de travail global»), contrôler l'action, détecter les erreurs,
planifier, apprendre, s'adapter, créer un contexte et donner accès
à l'information.
En 2005, Bjorn
Merker a proposé une fonction, vitale selon lui, pour la conscience
subjective. Une fonction qui aurait permis à la pression sélective
de la sélectionner au cours de l'évolution.
Son
raisonnement part de la distinction nette qu'il voit entre le type d'information
traité consciemment et inconsciemment
par notre cerveau. Car si la conscience nous présente un monde stable propice
à l'action, elle exclut de son champ les multiples transformations sensorielles
et motrices
nécessaires à cette action. Transformations à travers lesquelles
cette image stable du monde est extraite des
informations sensorielles ambiguës.
Cette ambiguïté est
due, entre autres, au fait que les récepteurs sensoriels
sont situés sur différentes parties mobiles
d'un corps en mouvement. Notre cerveau distingue ainsi aisément
le mouvement d'un objet du mouvement apparent de cet objet
crée par notre déplacement dans l'espace. De
la même façon est exclu du champ de la conscience
l'orchestration complexe des milliers de mouvements impliqués
dans l'exécution quotidienne de nos actions.
Cela amène Merker à suggérer
que la conscience aurait émergé comme une solution aux problèmes
de logistique dans la prise de décision chez les animaux mobiles ayant
un encéphale centralisant l'information. Autrement dit, notre conscience
subjective a évolué pour nous donner d'une part une image simplifiée
et unifiée du monde à partir d'informations sensorielles parcellaires
et complexe, et d'autre part de nous permettre, à partir de cette image
stable du monde, de choisir rapidement des comportements appropriés en
fonction d'intentions et de buts à atteindre sans se soucier encore une
fois de la complexité des commandes motrices à donner. Bref, la
conscience aurait émergé pour nous simplifier la vie, proposition
qui cadre bien, en tout cas, avec le fait que l'on ne peut avoir qu'un état
conscient à la fois.
Chose certaine, il n'y a pas encore de consensus sur la
fonction et les origines de la conscience. Tout ce que l'on peut affirmer, c'est
que les deux sont intimement liés et que se prononcer sur la ou les fonctions
de la conscience entraîne des conséquences sur ses origines possibles.
Et le spectre des hypothèses est large, allant de l'absence pure et simple
de fonctions à une multitude de fonctions pour la conscience (voir le premier
encadré à gauche).
Il y a d'abord la
philosophe Patricia Churchland et les
matérialistes éliminativistes qui affirment que lorsque nous
comprendrons suffisamment le fonctionnement du cerveau et comment chacune de nos
capacités cognitives a pu évoluer, on pourra tout simplement se
passer du concept de «conscience» qui ne sera plus adapté pour
rendre compte de la nature humaine ainsi dévoilée.
Viennent
ensuite les tenants d'un certain behaviorisme
radical qui croient que la conscience, et la conscience subjective en particulier,
n'est qu'un épiphénomène
issu de nos différentes fonctions cognitives ou qu'elle ne serait que faiblement
reliée à nos fonctions cognitives.
Galatea
de las Esferas, Salvador Dali (1952).
Diverses
formes du fonctionnalisme
vont aussi dans ce sens. Pour plusieurs, le fonctionnalisme ne peut rendre compte
de la subjectivité humaine, et ne peut donc pas nous renseigner sur son
évolution. D'autres fonctionnalistes adoptent une posture différente,
associant la conscience subjective à des fonctions plus spécifiques
comme les interactions sociales, le langage ou la résolution de problème.
Malgré cela, la conscience en elle-même n'a pas, pour eux, de fonction
en tant que telle (ce qui explique entre autre pourquoi le mot «fonctionnalisme»
peut porter à confusion). La conscience étant ici considérée
comme la même chose que ces fonctions plus spécifiques ou les accompagnant
nécessairement.
Selon ce point de vue, la conscience existe donc
mais elle est indissociable de certaines capacités cognitives et c'est
plutôt sur ces capacités qu'agirait la sélection naturelle.
Et le résultat donne ce qu'on appelle un être humain doué
de conscience. Même si cette conscience, pour ces fonctionnalistes, n'est
qu'une illusion ou quelque chose qu'on pourrait associer tout simplement au fait
d'être en vie.
La sélection
naturelle aurait donc sculpté nos capacités cognitives, mais comme
il n'y a pas ici de statut particulier pour la conscience, celle-ci n'est pas
considérée comme une nouvelle propriété
émergente sur lequel la sélection naturelle pourrait agir.
Francisco
Varela utilise le concept d'émergence pour décrire la conscience
mais surtout dans
le sens dynamique, et moins dans le sens évolutif. Pour lui, nos capacités
cognitives se présentent sous des formes diverses qui doivent, à
tout moment, être «cousues» ensemble pour qu'émerge la
conscience. Et cette mise en commun des traitements cognitifs, compatible avec
les
idées de Mithen sur l'origine de la conscience ou celles
de Baars sur l'espace de travail global, se manifeste de diverses façons
chez différentes espèces. Le chat, la chauve-souris, le poisson,
l'insecte, ont chacun leur type d'expérience «consciente» ainsi
définie.
Pour Varela, la spécificité
humaine, ce qui nous est unique, c'est d'avoir ajouté la possibilité
réflexive à tout le reste. Il y a donc là effectivement une
émergence sur le plan évolutif. Mais qui dit «émergence
évolutive» ne dit pas nécessairement «avantage évolutif»
affirme Varela qui se méfie des idées trop adaptationnistes.
Il rappelle que pour qu'il y ait avantage évolutif, il faut qu'il y ait
eu un paramètre optimum. Autrement dit, qu'est-ce qui a été
amélioré pour que telle ou telle chose soit sélectionnée
?
Et pour lui, les gènes dépendent tellement
les uns des autres qu'on ne peut raisonner en terme de pic adaptatif, d'expression
optimale pour un gène donné. Pour Varela, si la conscience a émergé,
c'est simplement parce qu'il y avait, parmi toutes les possibilités des
cerveaux de toutes les espèces, la possibilité qu'elle émerge
de l'un de ceux-là. Cela aurait pu se passer ou ne pas se passer. C'est
un effet contingent ou de «situation», un côté très
aléatoire lié à la
notion d'évolution douce ou de dérive génétique
développée par Varela et Maturana.
Par
ailleurs, de nombreux chercheurs et philosophes pensent que la conscience joue
réellement un rôle fonctionnel dans nos processus mentaux et
qu'elle a été sélectionnée pour cela. Pour eux, la
conscience ne s'est pas développée simplement en corrélation
avec d'autres structures qui, elles, auraient été sélectionnées
pour la valeur adaptative de leurs fonctions. En d'autres termes, ils refusent
d'appliquer le
concept de «spandrel» proposé par Gould et Lewontin à
la conscience. La conscience subjective serait, de leur point de vue, trop centrale
et trop coûteuse énergétiquement parlant pour avoir évolué
sans avoir une fonction vitale.
De nombreux auteurs
ont par exemple parlé d'une fonction de monitoring pour la conscience.
Autrement dit un rôle de contrôleur de soi et de l'environnement,
de nos pensées et de nos comportements. Un système s'informant constamment
de l'activité d'une multitude
de sous-systèmes inconscients fonctionnant en parallèle afin
de coordonner toute cette activité et de la contrôler.
Ce
contrôle de l'activité se ferait soit en lançant des actions
soit en autorisant ou en inhibant des actions déjà initiées
de manière automatique. Le mécanisme de la conscience ne serait
ainsi qu'une fine couche de commande ajoutée sur un ensemble de mécanismes
non conscients largement majoritaires. Ces mécanismes inconscients et automatisés
apportent une grande efficacité et une grande capacité de traitement,
mais le coût associé à ces avantages est leur rigidité.
Les mécanismes conscients, en revanche, offrent un contrôle flexible
sur le comportement, flexibilité qui se paie par la capacité de
traitement sériel limité de la conscience.
Mais
certains voient justement dans la lenteur du traitement sériel de la conscience
un gage de précision pour nos faits et gestes. Un processus mental plus
rapide et trop complexe risquerait, selon eux, d'entraîner des erreurs coûteuses.
Différentes tâches qui requièrent la conscience entrent en
compétition les unes avec les autres, mais une seule ne pourrait être
sélectionnée à la fois pour s'assurer qu'elle est réalisée
convenablement.
La conscience pourrait aussi avoir
une fonction de «déclencheur» de processus inconscients.
Elle nous donnerait ainsi accès sur demande à tout une gamme de
connaissances inconscientes. Car c'est consciemment qu'on accède à
notre discours intérieur qui accompagne la lecture silencieuse; c'est aussi
consciemment qu'on initie les inférences automatiques concernant les jugements
que nous portons en situation sociale; et c'est encore consciemment que nous amorçons
les transformations automatiques qui surviennent lorsque l'on déchiffre
les différents caractères formant les mots d'une phrase. Aucun de
ces automatismes n'est conscient, mais ils se mettent en marche consciemment.
Une
autre idée fréquente part du constat que si la plupart de nos comportements
se
font automatiquement sans faire appel à la conscience, c'est souvent
lorsque les choses ne se passent pas comme prévu, que nous faisons
face à un défi nouveau ou une situation menaçante, que la
conscience entre en jeu. Elle devient alors un outil précieux en allouant
davantage de ressources cognitives à la résolution du problème.
La
proposition d'un Guy Claxton va par exemple en ce sens. Celui-ci suggère
que la conscience aurait émergé comme un phénomène
rare associé à cet état d'hypervigilance qui survient
lors de situations
d'urgence mettant en jeu la survie. Le cerveau aurait développé
la capacité de créer en permanence ces états d'hypervigilance
qui n'étaient à l'origine que des effets secondaires n'ayant pas
plus d'intérêt fonctionnel que la couleur du foie ou le fait que
la mer, dans certaines conditions d'agitation, passe du bleu au blanc. Et ce serait
selon lui le grand malheur de l'être humain que d'avoir vu cet état
rare et éphémère, comme un éternuement ou un orgasme,
devenir notre état mental de base qui nous fait construire
constamment des histoires douteuses sur nous et les autres pour rendre cohérente
cette impression «d'être soi».
Toujours
dans une
perspective évolutive, plusieurs considèrent enfin la conscience
comme faisant partie du «kit de survie» d'un organisme lui
permettant de planifier ses actions plutôt que de ne fournir que des réponses
stéréotypées. Antonio
Damasio note par exemple que la conscience de soi pourrait être adaptative
de façon générale en nous amenant à nous préoccuper
davantage de notre propre survie. L'impression que la conscience nous donne d'avoir
un
esprit détaché du corps, même si elle est fausse, pourrait
être adaptative dans la mesure où elle augmenterait la valeur que
nous accordons à notre existence et à celle des autres.
Nicholas
Humphrey se rallie à cette vision de la conscience produisant un sentiment
de soi qui incite à préserver ce «soi». Les «machines
à survie» que nous sommes, pour employer l'expression de Richard
Dawkins, trouveraient là un motif et donc un avantage évolutif
supplémentaire pour accomplir leur tâche de survie.
La complexité du mouvement
(voir le second encadré à gauche) a inspiré d'autres modèles
de l'origine de notre conscience comme celui du primatologue Daniel Povinelli.
Povinelli constate que certaines espèces de babouins ont une organisation
sociale encore plus complexe que celle des chimpanzés ou des orang-outang
et demeurent incapables de se reconnaître comme individu dans un miroir.
Il voit là une faille dans les théories
sociales des origines de la conscience qui posent la complexité de
la vie sociale comme moteur de l'émergence de la conscience et d'une théorie
de l'esprit. Pourquoi alors la vie sociale raffinée des babouins ne
leur permettrait pas d'accéder au stade de la reconnaissance de soi dans
un miroir comme c'est le cas pour les grands singes ? Y aurait-il un autre facteur
commun que la complexité sociale qui caractériserait ceux qu'on
appelle les grands singes (chimpanzé, bonobo, orang-outan et gorille) ?
Réponse de Povinelli : oui, leur grande taille, justement.
À
la suite d'observations attentives du déplacement arboricole de plusieurs
espèces de singes, Povinelli et son équipe en sont venus à
une distinction importante. Alors que les plus petits singes se déplacent
de branche en branche à l'aide de mouvements stéréotypés,
les chimpanzés et les orangs-outangs ont une façon très différente
de se déplacer. À cause de leur grande taille et de la fragilité
des branches pour eux, ils se déplacent avec des mouvements non stéréotypés,
très créatifs et variables d'un arbre à l'autre.
Povinelli
fait l'hypothèse que cette différence pourrait être lié
à l'émergence d'un concept de soi. Ces grands singes, leurs ancêtres
et les nôtres, auraient ainsi été amenés à développer
pour la première fois une conception interne de leur corps dans le but
de mieux négocier leurs déplacements dans les branches fragiles
des arbres. Et c'est à partir de ce début de conscience corporelle
de soi que la conscience subjective humaine se serait développée,
propose Povinelli.
À partir des années
1940, le neurochirurgien Wilder
Penfield stimulait directement des régions du cortex moteur de patients
juste avant de leur faire l'ablation chirurgicale d'un foyer épileptique.
Il déclenchait ainsi des mouvements chez le patient qui n'étaient
pas de simples mouvements réflexes mais des gestes complexes apparemment
volontaires. La plupart du temps cependant, les patients rapportaient n'avoir
pas eu l'impression de faire le geste volontairement, mais que c'était
plutôt Penfield qui en était responsable. Ces déclarations
s'expliquent plus facilement si l'on considère la décision consciente
comme une addition à l'action volontaire, et non comme la cause de cette
action.
Des inférences similaires
à celle de Wegner peuvent être faites à partir des travaux
de Michael
Gazzaniga sur les patients au cerveau divisé. Gazzaniga a fait
plusieurs expériences où il demandait à ces personnes de
faire une action en transmettant cette consigne uniquement à leur hémisphère
droit alors que les centres de la parole étaient dans l'hémisphère
gauche. Ce dernier, étant séparé du droit par la section
du corps calleux, demeurait donc inconscient des causes de l'action effectuée
par la personne. Ces patients inventaient alors de toute pièce une interprétation
verbale de leurs intentions, apparemment pour satisfaire l'impression habituelle
que nos actions reflètent notre volonté consciente.
Certaines observations cliniques
appuient l'hypothèse d'un mécanisme qui fabrique un sentiment apparent
de libre arbitre. Les patients souffrants d'une lésion cérébrale
menant au syndrome
de la main étrangère ont par exemple l'impression qu'une
de leur main a sa propre volonté, faisant souvent des gestes élaborés
et qui semblent volontaires en l'absence de volonté consciente de la part
du patient.
Les hallucinations auditives qui
accompagnent parfois la schizophrénie produisent aussi des anomalies
de la volonté consciente. Dans ce cas-ci, les patients attribuent leurs
propres pensées et leur voix intérieure à celle des autres
et se plaignent «d'entendre des voix».
De 1960 à1963, le psychologue
américain Stanley Milgram mène une série d'expériences
pour voir à quel point un individu peut se plier aux ordres d'une autorité
qu'il juge légitime, même quand cela entre en contradiction avec
son éthique personnelle. Plus spécifiquement, Milgram voulait savoir
jusqu'à quel point un individu pouvait infliger de la douleur à
une autre personne simplement parce qu'un chercheur lui donnait l'ordre de le
faire dans le cadre d'une expérience scientifique.
L'expérience
se déroule comme suit. Lorsque le sujet arrive, on le jumelle avec un autre
«sujet» qui est en réalité un complice de Milgram. Un
tirage au sort truqué permet d'assigner au véritable sujet la fonction
de professeur et au complice celle d'élève. Le professeur doit alors
lire une liste de 50 paires de mots que l'élève doit mémoriser.
Par la suite, le professeur lit certains mots à l'élève et
celui-ci doit se souvenir du mot qui lui était associé. S'il ne
répond pas correctement, le professeur doit lui administrer un léger
choc électrique à l'aide d'une machine, l'expérience étant
supposée étudier l'effet de la punition sur la mémoire. Détail
important pour la suite : le voltage des décharges augmente avec le nombre
d'erreurs de l'élève.
Autre détail
: le complice est un comédien qui va jouer des réactions de douleurs
de plus en plus fortes à mesure que l'intensité des chocs électriques
va augmenter, car la machine ne produit en réalité pas de chocs
électriques du tout. Celle-ci comporte néanmoins des curseurs gradués
de 25 Volts en 25 Volts avec de petits écriteaux au dessus des voltages
croissants: choc léger, choc moyen, choc fort, choc extrêmement fort,
danger: choc sevère, etc. Les deux derniers étant simplement identifés
comme "XXX" !
L'expérimentateur
qui donne les consignes, vêtu d'un sarrau représentant l'autorité
scientifique, demande au sujet-professeur d'administrer les punitions à
l'élève lorsque celui-ci se trompe. Assez rapidement, à mesure
que l'élève accumule les erreurs, les décharges (fictives)
deviennent suffisamment forte pour faire crier l'élève-complice
de douleur.
Celui-ci va bientôt supplier le
professeur d'arrêter l'expérience mais Milgram va lui ordonner de
continuer. Les résultats, qualifiés «d'inattendus et inquiétants»
par Milgram lui-même à l'époque, laissent pour le moins perplexes
: sur 40 personnes testées tout niveau social confondu, près des
deux tiers des professeurs ont administré des chocs jusqu'à ce que
l'élève semble décédé. Les autres ont abandonné
l'expérience vers 300 volts quand l'élève frappait de douleur
sur les murs ! D'autres expériences à travers le monde ont validé
par la suite les résultats obtenus par Milgram.
Chaque
participant s'était à un moment ou à un autre interrompu
pour questionner Milgram et beaucoup présentaient des signes patents de
nervosité extrême et de réticence lors des derniers stades.
Ce qui ne les a pas empêché de continuer. Et quand les sujets-professeurs
était sommés d'expliquer leurs comportements sadiques, ils rejetaient
immanquablement la faute sur l'autorité scientifique en disant qu'ils n'avaient
fait qu'obéir aux ordres.
Tout se passe
donc comme si leur volonté consciente et leur sentiment d'être responsable
de leurs actes étaient passablement réduits dans ce contexte autoritaire
particulier. Plusieurs psychologues pensent que ces résultats spectaculaires
permettent de mieux comprendre par exemple ce qui s'est passé dans l'Allemagne
Nazie ou ce que l'on observe encore dans certains pays
totalitaires où une frange importante de la population collabore aux
atrocités.
LA QUESTION DU LIBRE ARBITRE
Les résultats
de l'expérience
de Libet sont à
l'origine de tout un débat sur la séquence temporelle des événements
accompagnant un geste volontaire. En bref, les sujets de cette expérience
effectuent une flexion volontaire du poignet quand bon leur semble. Cette flexion
débute environ 200 ms après la décision consciente de faire
le mouvement. Toutefois, on note le début d'une activité neuronale
appelée «potentiel évoqué primaire» («readiness
potential», en anglais) sur l'EEG
du sujet environ 350 millisecondes avant (et non en même temps ou après)
le début de la décision consciente rapportée par le sujet.
L'aspect controversé de ces résultats
vient évidemment du fait que la décision consciente semble n'être
qu'une manifestation psychologique a posteriori d'une activité cérébrale
inconsciente préalable qui, elle, déciderait véritablement
du mouvement. Pour plusieurs, cela remet en cause la notion même de libre
arbitre.
Que cette expérience ait ou non des
conséquences sur le libre arbitre, on peut tout de même se poser
la question suivante : serait-il possible que l'impression familière que
nos décisions conscientes sont à l'origine de nos actions ne soit
qu'une illusion ? Peut-on penser que notre cerveau nous joue des tours sur ce
terrain-là ? Ce
ne serait, en tout cas, pas la première fois
Une
chose est sûre, le cerveau génère un fort sentiment que l'individu
est un agent et que c'est cet agent qui accomplit tous les comportements de l'individu.
On pense à bouger un doigt sur le clavier d'un ordinateur et le doigt bouge,
on pense à aller chercher du lait et nous y allons, on pense à regarder
ailleurs que sur cette page et nous le faisons. La volonté consciente nous
semble donc une force active et décisive dans nos actions.
Cette
impression peut cependant être trafiquée, voire complètement
déconstruite. C'est du moins l'avis du psychologue Daniel Wegner
qui soutient que notre impression de libre arbitre ne reflète pas les causes
sous-jacentes de nos comportements. Wegner a fait une série d'expériences
où il montre qu'on peut induire ou manipuler ce sentiment que nous avons
d'être l'agent responsable de nos actions.
Dans
l'une d'elle, le sujet est placé devant des miroirs placés de telle
manière que ce qui semble être le bras du sujet est en réalité
le bras de quelqu'un d'autre. Le sujet reçoit alors des instructions l'invitant
à faire certains mouvements du bras et, tout de suite après, le
bras que voit le sujet par le jeu des miroirs exécute chacun de ces mouvements.
Les sujets rapportent alors l'impression d'être à l'origine de ce
mouvement vu dans le miroir.
L'impression d'agir
librement ne s'avère donc pas ici un indicateur très fiable de la
cause d'une action. Pour explorer les variables susceptibles d'influencer cette
impression, Wegner a conçu une autre expérience, un peu plus compliquée.
Deux participants placent leurs doigts sur une petite planche montée sur
une souris d'ordinateur. L'une de ces deux personnes est le sujet de l'expérience,
l'autre un complice de l'expérimentateur. Devant eux, un écran d'ordinateur
sur lequel figurent les images de nombreux petits objets.
On dit au sujet de l'expérience que lui et l'autre participant doivent
durant une trentaine de seconde faire bouger la petite planche avec leurs doigts
de façon à faire circuler le pointeur entre les objets qui sont
sur l'écran. Puis ils entendront de la musique et devront immobiliser le
pointeur sur l'un des objets sur l'écran. On leur demande ensuite de rapporter
quelle est l'importance du rôle qu'ils ont ressenti dans la détermination
de cet objet par rapport à l'influence de l'autre personne (dont le sujet
ne sait pas qu'il est complice de l'expérimentateur).
Or, élément essentiel de l'expérience, les sujets entendaient
aussi occasionnellement des mots dans leurs écouteurs, certains correspondants
à des objets sur l'écran, d'autres non. Ces mots n'étaient
supposément là que pour les distraire, mais le moment de leur écoute
allait s'avérer très important quant à l'impression subjective
de responsabilité évaluée par la suite.
Durant certains essais, le sujet entendait
par exemple dans la liste de mots le mot «cygne» 30 secondes avant
que le pointeur ne s'immobilise près ou sur le cygne, aidé en cela
par le complice qui avait parfois comme consigne de forcer légèrement
le mouvement du sujet et d'immobiliser le pointeur sur les objets entendus par
le sujet. Lors de ces essais, les sujets avaient plutôt tendance à
penser qu'ils n'avaient pas grand-chose à voir avec la destination finale
du pointeur. Mais si le mot était entendu 5 secondes avant, ou même
mieux, 1 seconde avant, le sujet était généralement convaincu
d'être responsable de ce déplacement, et ce, même si c'était
le complice qui en était réellement responsable. Et entendre le
mot 1 seconde après que le pointeur ne se soit immobilisé ne créait
pas l'impression d'être celui qui avait choisi d'immobiliser le pointeur
à cet endroit. Par conséquent, cette expérience montre que
le moment où la pensée survient par rapport à l'action semble
déterminant dans l'impression que l'on a d'en être l'auteur. L'encadré
à droite donne un autre exemple de ce phénomène.
Nous savons tous qu'il
est impossible de nous chatouiller nous-mêmes. Des expériences ont
montré que notre cerveau peut prédire exactement où nous
allons passer notre doigt sur la plante de notre pied par exemple, ce qui réduit
considérablement la sensation de chatouillement. Mais si quelqu'un d'autre
nous chatouille, notre cerveau ne peut pas prédire l'endroit où
le doigt de l'autre va aller, et le chatouillement est alors très présent.
Mais qu'arrive-t-il lorsque la distinction entre un
autre et nous-mêmes est plus ambiguë ? Un ingénieux dispositif
permet par exemple de se chatouiller soi-même mais indirectement : c'est
le bras d'un robot qui nous chatouille, mais c'est nous-mêmes qui contrôlons
ce bras. Dans des conditions normales, cette situation ne permet pas de susciter
une plus grande sensation de chatouillement que si la personne se chatouillait
directement avec la main. Mais un réglage différent permet de décaler
légèrement dans le temps le mouvement du bras du robot par rapport
à celui de personne. Un décalage d'aussi peu que 0,2 secondes fait
en sorte que la sensation de chatouillement apparaît. Et plus le décalage
est important, plus le chatouillement est perçu intensément.
Il
semble donc que nous soyons tellement habitués que nos actions obéissent
immédiatement à nos décisions volontaires qu'un simple léger
décalage dans le temps est suffisant pour nous donner l'impression que
nous n'en sommes plus l'auteur.
À la suite
de ses expériences, Wegner a identifié trois conditions qui nous
portent à croire que nous sommes l'auteur d'une action : quand une pensée
surgit à la conscience juste avant une action (priorité); qu'elle
est cohérente avec cette action (cohérence); et quand elle n'est
pas accompagnée par d'autres causes possibles pour cette action (exclusivité).
Prenons un exemple très courant, celui d'une personne qui appuie sur un
interrupteur pour allumer une ampoule électrique dans une pièce,
et appliquons-le aux trois conditions.
-
D'abord la priorité. Si l'on décide d'appuyer sur l'interrupteur
et que la lumière s'allume immédiatement après, on aura une
forte impression d'être responsable de l'illumination de la pièce.
Mais si la lumière s'allume quelques secondes avant notre décision
ou une trentaine de secondes après, on n'aura pas cette impression.
- Ensuite la cohérence. Si l'on ne pense pas à allumer la
lumière et que l'on se surprend à appuyer sur l'interrupteur, le
manque de cohérence entre pensée et action va affaiblir le sentiment
de conscience volontaire pour l'action.
- Et finalement
l'exclusivité. Si l'on voit la main de quelqu'un d'autre sur un
autre interrupteur près de l'autre porte à l'autre bout de la pièce,
il est fort probable que nous doutions davantage d'être l'auteur de l'action
même si nous avons pensé à appuyer sur l'interrupteur juste
avant le mouvement de notre main qui a permis d'éclairer la pièce.
La
troisième condition, celle de l'exclusivité, nous rappelle que nous
sommes constamment à l'affût de la présence d'agents autres
que nous-mêmes comme responsable des actions qui se déroulent autour
de nous. Les travaux de Fritz Heider par exemple, qui datent du milieu
des années 1940, montraient déjà que nous
sommes portés à attribuer des intentions humaines au moindre objet
en mouvement.
Ensemble, les trois
conditions identifiées par Wegner (priorité, cohérence
et exclusivité) forment ce qu'il appelle la théorie
des causes mentales apparentes («Theory of Apparent Mental
Causation», en anglais). Cette théorie, dont on retrouve
déjà les prémices au 18e siècle chez
le philosophe David Hume, suggère que la volonté consciente
est expérimentée chaque fois que nous faisons l'inférence
que nos pensées causent nos actions, peu importe si cette
inférence est correcte. Et le moins qu'on puisse dire, c'est
que ces inférences sont loin d'être toujours correctes.
On l'a vu par
exemple dans l'expérience de Wegner décrite plus haut sur la manipulation
des conditions de priorité. Même quand la pensée de
l'action provient d'une source externe (dans ce cas, les écouteurs que
portait le sujet et qui lui faisait entendre les mots), son apparition juste avant
l'action conduit à une augmentation de l'expérience d'être
l'auteur de l'action.
Une autre source d'erreur vient
du simple fait que nous envisageons généralement que nos actions
vont se dérouler avec succès. Le principe de cohérence
suggère donc ici que les gens vont expérimenter plus fortement l'impression
d'être volontairement responsable d'un acte si celui-ci s'avère un
succès qu'un échec. Et c'est effectivement ce que l'on observe :
des sujets vont avoir le sentiment qu'ils contrôlent des événements
complètement aléatoires si ceux-ci sont biaisés en leur faveur
au début de l'expérience. Le fait que les
personnes dépressives, qui pensent donc moins au succès, sont
moins susceptibles que les autres à tomber dans ce panneau est aussi très
révélateur.
Enfin, des dérives
liées à la condition d'exclusivité sont aussi observables.
Lorsqu'une personne est sous hypnose, l'expérience d'effectuer les actions
qu'on lui suggère donne aux sujets les plus sensibles à la suggestion
une forte impression de ne pas être l'auteur de ces actions malgré
leur implication évidente dans celles-ci.
Stanley
Milgram a également interprété les résultats de
sa célèbre expérience (voir encadré) en des termes
similaires. Pour lui, les sujets qui obéissaient aux ordres en appliquant
un choc électrique puissant à une autre personne subissaient un
déplacement de leur sentiment d'être l'auteur de leurs actes accompagné
d'une réduction de leur volonté consciente quand ces actions étaient
faites à la demande d'une tierce personne représentant l'autorité.
Ces observations montrent à quel point nous
sommes prompts à attribuer à nos pensées conscientes la cause
de nos comportements, et ce d'autant plus que les circonstances (priorité,
cohérence et exclusivité) sont favorables. Alors que pour Wegner,
la pensée et l'action pourraient très bien être tous les deux
causées par des événements mentaux inconscients, qui peuvent
ou non être liés entre eux. Il en résulte alors une relation
apparente, et non réelle, entre la pensée et l'action.
C'est
ce que tente de montrer le schéma ci-contre. Premièrement notre
cerveau décide d'une action et met en branle les mécanismes qui
vont mener à son exécution. Deuxièmement, tout en étant
ignorant des mécanismes
inconscients sous-jacents, nous devenons conscient d'une pensée au
sujet de cette action que nous appelons intention. Troisièmement, l'action
survient tout de suite après l'intention, et nous faisons constamment l'erreur
de conclure que c'est cette intention qui a causé l'action.
Wegner pense que le
seul rôle que notre conscience pourrait jouer dans notre libre arbitre est
de découvrir quelles décisions sont en cours d'exécution
après qu'elles aient été déclenchées. De sorte
que lorsque nous décidons de faire quelque chose, nous ne ferions que devenir
conscient d'une décision inconsciente déjà prise à
notre insu. Mais pourquoi en serait-il ainsi ? Pourquoi notre cerveau entretiendrait-il
cette illusion de conscience volontaire si ce n'est pas elle qui agit véritablement
?
Parce que, répond Wegner, qu'il crée
ainsi une sorte d'émotion nous donnant l'impression que l'auteur de nos
actes est bien nous-mêmes et pas un autre. Et cela s'accorde avec de nombreuses
autres données des sciences cognitives qui mettent en évidence la
nécessité, du point de vue fonctionnel, d'avoir une robuste représentation
de soi-même. Cette émotion permettrait par exemple de toujours bien
distinguer qui (moi ou quelqu'un d'autre) fait quoi. Et cela nous aiderait énormément
à gérer correctement nos relations sociales, par exemple.
Faire partie d'un groupe humain nécessite un certain sens de la responsabilité,
et pour se sentir responsable il faudrait se reconnaître comme l'agent à
l'origine de nos actes. Et l'on ne pourrait faire cela convenablement qu'à
moins de croire fermement que nous sommes, justement, l'auteur de nos actes. Passer
son temps à essayer de se déresponsabiliser de ses actes en disant
des choses comme «j'étais hors de moi» ou «j'ai été
émotif, je n'étais pas moi-même» ne crée pas
de très bons liens sociaux. L'idée que l'individu qu'on a en face
de nous peut répondre de ses actes, qu'il n'est pas un délinquant
relationnel, faciliterait l'établissement de ces liens essentiels pour
une espèce sociale comme la nôtre.
Une
autre explication veut que cette impression d'être l'agent causal de nos
actions facilite l'établissement d'une boucle
de rétroaction accompagnée d'une signification cognitive utile
: en recevant une
récompense ou une punition pour un acte volontaire donné, le
sujet peut apprendre et mémoriser les conséquences causées
par cet «acte issu de sa conscience volontaire» et mieux élaborer
une stratégie gagnante à l'avenir.
Wegner tient aussi à rappeler que la possibilité que notre volonté
consciente soit de l'ordre de l'illusion ne constitue en rien les bases d'un système
explicatif qui se situerait à l'extérieur des voies
matérielles du déterminisme causal. Et que dans la vie de tous
les jours, la causalité mentale est fort utile et pas plus menacée
par la présence de processus inconscients sous-jacents que ces derniers
ne sont menacés par la présence de processus neurochimiques sous-jacents.
Est-ce que la possibilité
que la conscience volontaire soit de l'ordre de l'illusion mine la notion de libre
arbitre ou les bases de nos
pratiques morales ?
Il y a toujours cette peur
qu'en rejetant le libre arbitre on rende du même coup toute existence absurde
et inutile. Pourquoi, en effet, nous soucierions-nous de quoi que ce soit si tout
a été déterminé pour nous depuis longtemps ? Mais
pour nombre de biologistes, nous continuerons toujours à nous soucier de
nous-mêmes et des autres tout simplement parce que nous sommes des êtres
humains, et c'est ce que les êtres humains font. Si par exemple vous décidez
que vous allez rester assis sans rien faire parce que vous avez conclu que vous
n'aviez pas de libre arbitre et que tout était absurde et inutile, eh bien
va venir un moment où vous allez décider de vous lever pour vous
faire un sandwich
Cette boutade illustre bien
la position de ceux qui ne s'inquiètent pas outre mesure que le libre arbitre
ne s'avère qu'une illusion et que tous les comportements humains, même
ceux qui nous semblent les plus volontaires, ne soient finalement que la somme
d'innombrables déterminismes. C'est le cas du biologiste et philosophe
Henri Atlan, qui pense qu'au contraire il est même possible que,
en pénétrant ainsi dans les détails de cette illusion de
notre volonté consciente, on soit en mesure de devenir des agents plus
éclairés
Car très souvent,
rappelle Atlan, nous croyons décider librement de notre comportement tout
simplement parce que nous ignorons les causes de nos décisions. Outre les
déterminismes génétiques dont on parle beaucoup, il existe
quantité d'autres déterminismes, biologiques non génétiques,
historiques, géographiques, sociaux, psychologiques, et environnementaux
au sens large, qui tous influencent nos comportements.
Atlan croit aussi que, bien souvent, la satisfaction
de notre «désir», qui serait le nec plus ultra de l'expression
de notre liberté, est le fait d'un désir aliéné par
des déterminations inconscientes comme celles induites par la publicité,
par les
grands médias, par la classe sociale à laquelle on appartient,
par la région du monde où l'on a grandi, etc.
Reste
pourtant, selon Atlan, une autre sorte de libre arbitre, ou plutôt une libération
progressive, celle que peut conférer la connaissance de ces déterminismes.
Leur connaissance permet une conduite possible de «ce qui dépend
de soi», comme disaient les Stoïciens, ou encore l'exercice partiel
de ce que Spinoza appelait «la libre nécessité». Cette
liberté consiste alors en une sorte d'acquiescement, aussi joyeux que possible,
à ce que la nature produit en nous, en-dehors de nous et à travers
nous.
La connaissance scientifique et la réflexion
philosophique peuvent contribuer à cette libération qui, en cela,
ne se réduit pas à une résignation fataliste passive. Elles
nous forcent plutôt à exercer ce qui nous apparaît toujours
comme des possibilités de choix libres, sur le mode du «comme si»,
tant que nous n'en connaissons pas les causes. Atlan rappelle que nous n'avons
pas d'autre options, quand nous sommes confrontés à des choix dans
la vie de tous les jours, que de jouer le rôle du libre arbitre. C'est peut-être
dans ce sens qu'on peut comprendre le «Nous sommes condamnés à
être libres» du philosophe Jean-Paul Sartre.