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Lhyperscanning
montre une synchronisation cérébrale entre les cerveaux
de deux locuteurs
L’empathie, particulièrement celle
pour la douleur d’autrui, est une caractéristique humaine universelle. Comprendre
qu’une situation vécue par un pair peut être également douleureuse pour nous sans
avoir à l’expérimenter a pu constituer un avantage adaptatif significatif. Mais
que se passe-t-il lorsque notre profession nous amène à côtoyer la douleur des
autres quotidiennement ? Ou même à en infliger pour venir à bout d’une maladie
? Est-ce qu’un médecin, par exemple, ressent la détresse de tous les patients
qu’il voit à chaque jour ? Heureusement que non, car il ne pourrait prendre toutes
les décisions éclairées que son travail nécessite s’il était constamment affecté
émotivement par la souffrance de ses patients. Le personnel soignant
parvient donc à tenir le réflexe premier de l’empathie à distance. Comment
? Une étude d’imagerie cérébrale de Yawei Chang et Jean Decety comparant des acupuncteurs
à des gens qui ne sont pas dans le domaine de la santé a montré des différences
importantes dans l’activation de leur cerveau lors de l’observation de gens se
faisant piquer par des aiguilles. Chez le groupe contrôle, la vue des piqûres
a activé plusieurs régions responsables du traitement de la douleur, notamment
l’insula
antérieure, le cortex cingulaire antérieur, le cortex somatosensoriel et la substance
grise périaqueducale. Chez les acupuncteurs, rien de tout cela, mais
au contraire une activation importante dans les régions cérébrales associées aux
fonctions supérieures comme la régulation des émotions. Des régions comme le cortex
préfrontal médial, le gyrus frontal médian, le gyrus parahippocampique et le lobule
pariétal inférieur. De plus, les acupuncteurs n’accordaient que 3 ou 4
points sur une échelle de 10 au caractère déplaisant des piqûres subies par autrui,
alors que les sujets contrôles les évaluaient beaucoup plus haut, autour de 6,5
en moyenne. Les deux groupes avaient par ailleurs obtenu des résultats semblables
à des tests psychologiques sur l’empathie générale et la sensibilité à la douleur,
ce qui éliminait des différences préalables qui auraient pu expliquer ces résultats.
L’explication la plus plausible concernant les mécanismes derrières le
contrôle de l’empathie chez les experts de la santé semble donc qu’ils réussissent
à littéralement faire taire les circuits de la douleur en utilisant d’autres régions
de leur cerveau associées à des fonctions cognitives de contrôle. Des régions
impliquées par exemple dans des processus mnésiques sur lesquels reposent l’expérience
du professionnel de la santé (le gyrus parahippocampique) ou la distinction
entre soi et les autres (la jonction temporopariétale). |
Si l’empathie favorise la compréhension
mutuelle, cette prédisposition qui nous rend sensibles à la détresse des autres
peut parfois devenir un fardeau. C’est ce que ressentent certaines personnes exposées
quotidiennement par les
médias de masse à la souffrance d’un grand nombre d’êtres humains partout
dans le monde. Cet état de mélancolie, de tristesse ou de pessimisme fut décrit
en détail par les poètes romantiques pour rendre compte de leur impuissance ou
leur refus à s’ajuster aux réalités d’un monde jugé destructeur. L’écrivain
allemand Jean Paul a créé le terme “Weltschmerz” (littéralement
“monde-douleur”) pour décrire ce que des écrivains français du début du XIXe siècle
ont pour leur part appelé le “mal du siècle”. D’autres ont rapproché
cette résignation devant la cruauté du monde, qui peut mener à la dépression,
à l’état
d’anomie décrite par Durkheim. | |
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PARTAGER LA DOULEUR DES AUTRES |
| L’origine évolutive
de l’empathie humaine a fait l’objet de plusieurs hypothèses.
Notre capacité à nous mettre “dans
le peau d’un autre” aurait permis à nos ancêtres
de faire de meilleures prédictions sur les intentions et les besoins des
autres. Ce faisant, elle aurait aussi favorisé les comportements de coopération
et d’entraide entre les individus si interdépendants de notre
espèce. Cette capacité à ressentir les états affectifs
d’autrui aurait également joué un rôle crucial dans
la
communication. Plus spécifiquement, comprendre
la douleur d’autrui nous permet souvent d’éviter des situations
dangereuses sans les expérimenter personnellement. Partager la détresse
des autres amène également une inhibition des comportements agressifs
ou de gratification. Cela
s’observe chez de nombreuses espèces de mammifère, dont
le rat qui cesse d’appuyer sur un levier lui donnant de la nourriture lorsqu’il
s’aperçoit que son action donne un choc électrique à
un autre rat. L’empathie humaine pour la souffrance
d’autrui pourrait bien avoir évolué à partir des circuits cérébraux nous informant
de la douleur à notre propre corps. En effet, lorsque nous avons de l’empathie
pour quelqu’un, de nombreuses études d’imagerie cérébrale indiquent une activation
de structures cérébrales (comme
le cortex cingulaire antérieur et l’insula) qui s’active également lors que
nous souffrons nous-mêmes.
 | | Mais
alors, une question fondamentale se pose: comment faisons-nous pour distinguer
notre propre douleur de la douleur des autres ? Être pétri de douleur chaque fois
que nous voyons une autre personne souffrir n’aurait certainement pas été adaptatif
et ce n’est effectivement pas ce qui se produit non plus (voir toutefois l’encadré
sur le “mal du siècle”) . Bien que nous ressentions la douleur d’autrui, nous
parvenons la plupart du temps à garder un certain détachement par rapport à elle.
En tout cas, nous savons que ce n’est pas notre corps qui souffre, même si la
composante affective désagréable de la souffrance nous envahit. | Quels
sont donc les mécanismes qui nous permettent un tel discernement ? Rappelons d’abord
ce que l’on sait sur quelques autres phénomènes apparentés. On sait par exemple
que la différence peut être subtile entre l’activation des aires cérébrales qui
produit une action et la simple évocation mentale de cette action. À part les
commandes motrices effectrices, l’imagerie
mentale d’un mouvement active pratiquement les mêmes circuits neuronaux que
lorsqu’on exécute réellement cette action. On sait
aussi que des régions corticales reliées à la douleur peuvent s’activer en l’absence
de stimulus douloureux lorsqu’une expérience douloureuse est anticipée. De plus,
l’intensité de cette activité anticipatrice est proportionnelle à l’importance
de la douleur anticipée. Une autre donnée récurrente
est que l’activation cérébrale d’une personne qui éprouve de l’empathie en observant
une autre exprimer une émotion est d’intensité moindre que lorsque cette personne
vit réellement cette émotion. L’intensité de l’activation
semble donc jouer un rôle pour éviter la confusion entre soi et les autres lors
d’un partage affectif. Mais on peut entrevoir d’autres mécanismes de discernement
possibles en considérant trois autres composantes associées à l’empathie, soit
la réponse affective, la régulation émotionnelle et l’influence cognitive. La
réponse affective, qui se déclenche automatiquement avec l’émotion observée,
correspond à une
résonance de réseaux de neurones partagés, mais à une résonance seulement
partielle de ceux-ci. Plusieurs études ont en effet
montré qu’il n’y a pas une superposition parfaite des aires cérébrales activées
selon que la douleur est vécue ou observée. Des régions comme la jonction temporo-pariétale
droite ainsi que le précunéus
et le cortex
cingulaire postérieur sont par exemple davantage activées lorsqu’on adopte
la perspective d’autrui plutôt que la nôtre dans l’appréciation d’une émotion
ou d’une douleur. Cela correspond d’ailleurs à cette contribution déjà connue
de ces régions dans d’autres tâches. De plus, contrairement
à l’adoption du point de vue d’une autre personne éprouvant une douleur
réelle, lorsque le sujet ne fait que s'imaginer ressentir lui-même une
douleur, sa matrice
de la douleur s’activait plus largement, éveillant par exemple le cortex somatosensoriel
secondaire et la partie postérieure du cortex cingulaire antérieur. Cette activation
différentielle était même observable à l’échelle d’une région corticale donnée,
comme dans l’insula où ce n’était pas les mêmes sous-groupes de neurones à l’intérieur
de cette structure qui s’activaient durant les deux conditions. Ces
données suggèrent donc un mécanisme possible derrière la sensation différente
que suscite notre propre douleur versus celle observée chez les autres. On note
aussi un continuum d’activation entre ces deux situations, avec une activation
de plus en plus postérieure dans des structures comme l’insula ou le cortex cingulaire
antérieur plus la situation douloureuse évoquée se rapporte à soi-même.

Tableau de Paul Walsh | | S’il
est donc utile de pouvoir partager à un certain degré les souffrances d’autrui,
des mécanismes sont en place pour nous permettre de garder une certaine autonomie,
un certain contrôle sur cette réponse empathique qui est d’ailleurs soumise à
de nombreux autres facteurs (voir l’encadré ci-bas). Par exemple, les médecins,
les infirmiers et les infirmières, qui sont en contact quotidien avec la souffrance
d’autrui, doivent contrôler d’une certaine façon cette réponse empathique afin
de garder la distance nécessaire pour prendre les bonnes décisions pour le patient
(voir l’encadré). | L’une des stratégies
psychologiques les plus efficaces pour effectuer cette régulation émotionnelle
devant la douleur de l’autre consiste à tendre vers une position détachée par
rapport à lui. Cette image mentale de soi-même en observateur peu affecté par
ce qu’il voit permet de diminuer l’expérience anxiogène reliée à l’observation
de la douleur. Des expériences en imagerie cérébrale ont identifié des régions
du cortex préfrontal médian et antérolatéral qui inhiberaient cette composante
automatique de la réponse empathique. D’autres mécanismes
cognitifs vont permettre de contrôler ce caractère automatique
de l’empathie et de maintenir ainsi une frontière entre soi et les autres. Des
mécanismes qui ne sont probablement pas à l’oeuvre dans les phénomènes de contagion
émotionnelle, par exemple. C’est ici qu’entre
en jeu ce qu’on appelle par exemple la
théorie de l’esprit, c’est-à-dire notre capacité de faire un travail conscient
d’imagination pour se mettre du point de vue de l’autre, de tenter de voir le
monde à travers ses croyances et ses modes de pensée. Et
ici, beaucoup de données supportent une implication du cortex préfrontal médian
dans ces tâches nécessitant des inférences sur les états mentaux d’autrui pour
les comprendre avec plus de nuance. Car s’imaginer vivre par exemple la douleur
précise qu’éprouve une personne venant de perdre un membre de sa famille est un
processus cognitif plus complexe que simplement reconnaître l’émotion de tristesse
qui se dégage de son visage. Les données de l’imagerie cérébrale montrent d’ailleurs
que, bien que ces processus aient généralement lieu de concert, ils recrutent
différents réseaux neuronaux. Des réseaux qui sont cependant interconnectés, les
liens entre le cortex
préfrontal médian et le
cortex cingulaire antérieur ou insulaire étant bien connus.
Les mécanismes affectifs et cognitifs de l’empathie sont donc un peu comme les
deux côtés de la même médaille, le premier agissant davantage “de
bas en haut” et le second “de haut en bas” selon l’information qui nous est
accessible sur la situation. Ce travail mental de
d'imagination de ce que l'autre ressent va donc bien au-delà d'un mimétisme
automatique reposant sur les neurones miroirs. Nicolas Danziger a ainsi démontré
que des personnes
insensibles à la douleur depuis leur naissance (en raison de mutations génétiques)
parvenaient tout de même à évaluer le degré de souffrance d'autrui à partir de
l'expression de leur visage. Comme elles le font nécessairement sans raviver des
sensations douloureuses qu'elles auraient éprouvées, imaginer la douleur d'autrui
requiert par conséquent pour elles un travail d’ordre cognitif. Leur
cortex préfrontal ventromédian s’active d’ailleurs lorsque ces sujets regardent
des scènes évoquant la douleur, comme un marteau s'abattant sur un doigt, par
exemple. On suppose qu’ils font alors intervenir tout un raisonnement pour comprendre
ce que l'on doit ressentir dans de telles situations. L’empathie
humaine, qui consiste en une compréhension de l’expérience subjective d’autrui
et non pas seulement en une reconnaissance superficielle, fait donc sans doute
aussi appel, chez les sujets normaux, à cet apport cognitif important du cortex
frontal. En d’autres termes, les neurones miroirs sont seulement une partie de
l’histoire.
Bien que nous soyons prédisposés
à avoir de l’empathie pour les autres, nous savons que cette réponse
peut varier grandement selon les circonstances. Plusieurs facteurs peuvent ainsi
moduler le degré d’empathie ressenti pour quelqu’un. Plus
l’intensité de l’émotion affichée
par la personne observée sera grande, plus grande sera généralement
l’empathie ressentie. Une aiguille enfoncée profondément dans
la peau suscite plus d’empathie qu’une autre qui ne fait que gratter
la surface de la peau. De même, la vue d’une personne souffrant d’une
douleur aiguë active davantage la
matrice de la douleur de l’observateur que la vue d’une personne
souffrant de douleur chronique. Le contexte d’une situation
peut également influencer la perception de la douleur de l’autre.
Les réponses empathiques sont par exemple réduites lorsqu’on
dit au sujet que la personne qu’elle voit souffrir a mal parce qu’elle
subit un traitement qui lui sera bénéfique. L’empathie
est aussi modulée par l’attention.
Simplement observer des images de mains dans des situations douloureuses active
davantage les régions du cerveau associées à la douleur que
lorsqu’on distrait les sujets en leur demandant de compter les mains blessées
sur les images. Certaines caractéristiques de la personne
empathique peuvent aussi moduler l’intensité de l’émotion
qu’elle partage avec autrui. Le personnel soignant d’un hôpital
qui est exposé quotidiennement à la douleur des autres parvient
à mieux contrôler leur réponse empathique (voir l’encadré
ci-contre). Un autre facteur qui peut s’avérer déterminant
pour l’empathie ressentie est la relation qu’entretient le
sujet avec la personne observée. De manière plus générale,
on sait tous que voir souffrir un proche suscite plus d’empathie que de
voir un ennemi se plaindre d’une douleur. Une étude a aussi démontré
que la réponse empathique devant une personne souffrante est moins grande
(chez les hommes mais pas chez les femmes) si cette personne vient d’être
jugée injuste par les sujets pour avoir triché à un jeu.
Dans la seconde partie de cette expérience publiée en 2006
par Tania Singer, l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle
a permis d’observer une baisse d’activité des circuits de la
douleur de ces hommes moins empathiques envers les tricheurs. De plus, cette technique
a même permis de mettre en évidence une augmentation concomitante
de l’activité nerveuse dans les
circuits du plaisir, trahissant leur appréciation de voir les tricheurs
punis. Une réaction qui, d’un point de vue évolutif, semble
cohérente avec la
valorisation de la coopération qui a de tout temps favorisé
la cohésion des groupes humains. D’autres études ont
également montré que la relation qu’entretient le sujet avec
la personne observée peut également modifier la propre perception
de la douleur de l’observateur quand il reçoit des stimuli nociceptifs.
Voir une personne sympathique recevoir des stimuli brûlants nous fait ressentir
les mêmes stimuli reçus simultanément comme étant plus
douloureux que lorsqu’on regarde une personne antipathique les recevoir.
Et plus la personne observée est jugée sympathique, plus les stimuli
reçus sont évalués comme désagréables. Cette
perception douloureuse accrue se produit aussi quand les personnes sympathiques
observées reçoivent des stimuli non nociceptifs. Ce qui fait dire
aux auteurs de l’étude qu’il semble que ce soit la sympathie
naturelle envers la personne observée qui est est à l’origine
du phénomène, et non pas la situation particulière où
elle exprime de la souffrance. Une autre étude un peu contre-intuitive
sur l’influence cette fois du milieu familial sur la perception de la douleur
montre que celle-ci est corrélée positivement avec le degré
de sollicitude du conjoint. Les épouses ayant beaucoup de sollicitude
pour leur mari souffrant de mal
de dos chronique amenaient une évaluation plus grande de la part de
leur mari d’une douleur appliquée à leur dos que ceux dont
l’épouse avait tendance attirer l’attention de leur mari sur
autre chose. La
douleur chronique, contrairement à la douleur aiguë, semble donc
bénéficier davantage de distractions que de sollicitude. | |
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