Certains ont tenté d’établir
des liens entre les origines sociales possibles de la conscience et les modèles
neurobiologiques de la conscience actuellement débattus. Bruce
Charlton voit par exemple dans le
concept de marqueurs somatiques développé par
Antonio Damasio un mécanisme tout désigné derrière
notre intelligence sociale. Ces marqueurs somatiques auraient pu, selon Charlton,
évoluer pour modéliser nos relations sociales et fournir la connotation
positive ou négative nécessaire à la création d’une
théorie
de l’esprit pour tel ou tel individu.
Des auteurs comme Horace
Barlow, au contraire de Humphrey, croient que l’introspection n’est
tout simplement pas un phénomène assez précis pour avoir
permis l’évolution de la conscience. Il est d’accord pour dire
que la conscience a une origine sociale, mais il suggère qu’elle
vient plutôt de la communication avec les autres.
On se demande depuis longtemps si
l’être humain naît avec certaines compétences
morales qui seraient universelles et indépendantes des cultures.
Or l’imagerie cérébrale démontre qu’il existe
bel et bien des zones de notre cerveau spécifiquement impliquées
dans nos prises de décision morales, et que ces zones relèvent de
structures cérébrales impliquées dans les émotions,
notamment le
cortex cingulaire postérieur, le gyrus frontal médian
et le sulcus temporal supérieur.
Autre donnée
intéressante, Antonio
Damasio, Michael Koenigs, Marc Hauser et leurs collègues ont
démontré que des patients souffrant de lésions cérébrales
au niveau du cortex
préfrontal ventromédian, et qui montrent dans la
vie une sensibilité émotionnelle plus faible, semblent avoir moins
d’aversion pour la souffrance d’autrui lorsqu’on les soumet
à des dilemmes où lui sont présentés des choix moraux
difficiles.
Par ailleurs, depuis les travaux pionniers
de David Premack, tout porte à croire que l’aversion pour la souffrance
d’autrui est présente chez le jeune enfant avant
même qu’il accède au langage, un argument fort en
faveur du caractère innée d’une forme primitive de morale.
Si c’est bien le cas, comment ces prédispositions morales ont-elles
pu être sélectionnées par notre
histoire évolutive ? Par l’avantage que procure la capacité
de détecter efficacement les émotions d’autrui, pensent plusieurs
scientifiques.
On parle de « contagion
émotionnelle » pour décrire ce phénomène
: la seule vision d’un visage exprimant de la souffrance nous ferait entrer
en résonance avec cet état émotionnel et ressentir cet état
déplaisant de souffrance. En tendant naturellement à soulager la
souffrance d’autrui nous nous trouverions donc à apaiser du même
coup… la nôtre !
Un chercheur comme V.S.
Ramachandran qui, comme Nicolas Humphrey, pense que la conscience
de l’autre pourrait avoir été la première à
évoluer, considère lui aussi l’empathie humaine comme quelque
chose de fondamental. Il accorde pour sa part une grande importance aux
neurones miroirs dans ces phénomènes de contagion émotionnelle
qui auraient favorisé l’émergence d’une «conscience
de soi».
Rappelons que ces neurones miroirs
s’activent non seulement lorsqu’on fait un geste précis mais
également lorsqu’on voit un congénère faire le même
geste. Ils pourraient ainsi, pense Ramachandran, être un substrat neuronale
possible à «l’œil intérieur» nous permettant
de nous observer comme si l’on était un autre.
Quand la
conscience est-elle apparue ? Cette question peut s’appliquer autant
à l’échelle des espèces qu’à l’échelle
de la vie d’un individu. Dans le premier cas la question devient «
quelles sont les espèces animales douées d’une forme de conscience
? ». Et dans le deuxième cas « quand, durant
son développement, un foetus, un bébé ou un enfant humain
devient-il conscient ? ».
Nous allons
nous intéresser ici à la première question, celle des origines
phylogénétiques de la conscience, une question intimement liée
aux fonctions
possibles des phénomènes conscients. En effet, si la conscience
a une fonction, si elle sert à quelque chose, alors la sélection
naturelle (voir la capsule outil) peut agir sur cette fonction. Elle favoriserait
ainsi les individus conscients dans la mesure où ils se voient ainsi avantagés
sur le plan reproductif et transmettent à leurs descendants les gènes
impliqués dans ces processus conscients.
Une
chose semble tout d’abord assez certaine, c’est que la conscience
est adaptative au moins quand on la considère dans le sens minimal de l’éveil.
En effet, sans l’éveil conscient, impossible de se nourrir, de s’accoupler,
de défendre ses bébés, ou de faire toute autre action nécessaire
à sa survie.
Ensuite certains,
comme Susan
Greenfield, soutiennent que l’émergence de la conscience
est un processus graduel dans la mesure où il a suivi l’accroissement
de l’encéphale durant l’évolution et donc la taille
et le nombre croissant des assemblées
de neurones. D’autres, comme Nicholas Humphrey, pensent
plutôt que l’émergence de la conscience se serait fait rapidement
et ressemblerait davantage à un phénomène « tout ou
rien ». Pour lui, la conscience serait apparue plus tardivement, au moment
de l’apparition de compétences sociales chez nos ancêtres hominidés
(voir la capsule histoire). Des compétences sociales nombreuses et diversifiées
comme l’imitation, la tromperie, le
langage ou la capacité de se construire une
théorie de l’esprit des autres.
Humphrey
fait donc partie de ceux qui croient que la conscience a pu constituer un avantage
évolutif, ce qui n’est toutefois pas
le cas de tous les théoriciens sur ce sujet. Pour lui, la conscience
est une propriété
émergente qui a évolué pour sa fonction sociale. L’espèce
humaine, comme la plupart des grands singes actuels, a toujours vécu dans
des groupes sociaux complexes où la connaissance des intentions des autres
s’avère des plus utiles pour savoir qui a un rang supérieur
au nôtre dans
la hiérarchie, à qui l’on peut faire confiance, avec qui
l’on peut faire des
alliances, etc.
Autrement dit, ceux parmi nos
ancêtres qui ont pu comprendre, prédire et manipuler le comportement
d’autrui ont eu, selon Humphrey, un
avantage adaptatif certain. Ils sont du coup devenus ce que Humphrey appelle
des « psychologues naturels ».
On pourrait
rétorquer à Humphrey que cette compétence aurait très
bien pu s’acquérir simplement en observant, de l’extérieur,
le comportement des autres et ses conséquences, un peu à la manière
des behavioristes.
Mais pour Humphrey, il y a une meilleure façon d’y parvenir. Il postule
que des individus ont acquis la capacité de se regarder eux-mêmes,
c’est-à-dire de se mettre à la place des autres et
d’essayer de voir ce que cela leur fait à l’intérieur.
En termes plus contemporains, cela donnerait : je peux ressentir la jalousie pour
mieux comprendre ce qu’une autre personne ressent quand elle est jalouse,
ce qui me permet de mieux prédire son comportement. Et l’hypothèse
de Humphrey est que l’évolution a favorisé les individus ayant
cette capacité au détriment des autres.
Humphrey
compare cette capacité à un nouvel organe sensoriel qui serait tourné
non pas vers le monde extérieur mais vers le monde intérieur de
l’individu, vers l’activité de son cerveau. Bien sûr,
cet « œil intérieur » ne verrait pas les neurones fonctionner,
mais plutôt une version psychologique plus « conviviale » de
cette activité que l’on appelle des états conscients subjectifs.
Selon la théorie de Humphrey, la conscience apparaît donc comme une
boucle réflexive dont la fonction est de fournir aux êtres humains
un outil sophistiqué leur permettant de devenir de bons « psychologues
naturels ».
Mais la présence d’un
« œil intérieur » dans cette approche n’en fait-elle
pas une
théorie dualiste ou ne donne-t-elle pas lieu à une
régression à l’infini ? Non, répond Humphrey, qui
réaffirme sa
position matérialiste en réaffirmant que le cerveau est bel
et bien une machine faite de neurones et de molécules. Pas de régression
à l’infini non plus, soutient Humphrey, puisque pour lui la conscience
n’est pas une caractéristique de l’ensemble du cerveau mais
uniquement de cette boucle réflexive dont l’output devient, par le
jeu de la
rétroaction, l’input.
Plusieurs
autres théories sur les origines évolutives de la conscience vont
dans le même sens que la proposition originale de Humphrey. Il en va ainsi
de celle de l’archéologue britannique Steven Mithen
qui pose lui aussi une fonction pour la conscience chez les mammifères
sociaux. Mais il pousse plus loin le raisonnement de Humphrey qui pour lui ne
rendrait compte que de la conscience de nos relations sociales. Pourtant, les
êtres humains peuvent être conscients de beaucoup d’autres choses.
C’est cet élargissement du champ de la conscience qui, pour Mithen,
serait le facteur critique dans la création de nos capacités conscientes
actuelles.
Selon Mithen, les premiers hominidés
ont développé plusieurs
modules spécialisés, largement indépendants les uns des
autres. Chez Homo habilis, et même chez les hommes de Néanderthal,
l’intelligence sociale pouvait encore être isolée de celle
requise pour fabriquer des outils ou interagir avec l’environnement naturel.
Ce qu’on appelle la conscience était alors prisonnière en
quelque sorte de cette intelligence sociale, ne pouvant être entendue par
le reste des modules spécialisés. Mithen pense que cela ne leur
permettait qu’une forme évanescente et éphémère
de conscience ne permettant pas d’introspection sur leur technique de chasse
ou de construction d’outil.
Et c’est seulement
grâce à l’augmentation progressive de la « fluidité
» entre ces différents modules que le contenu de ceux-ci a pu se
partager et donner l’esprit humain que l’on connaît. Ce processus
pourrait correspondre, selon Mithen, à l’explosion culturelle qu’a
connue notre espèce entre 60 000 et 30 000 avant aujourd’hui.
Mithen
adopte également cette théorie qui veut que le
langage humain ait évolué comme un substitut de l’épouillage
chez les singes à mesure que la taille des groupes d’hominidés
augmentait. Notre propension, encore aujourd’hui, à utiliser le langage
en majeure partie pour s’informer de ce qu’untel a dit d’unetelle,
sur le statut social d’un autre ou sur les amours d’une troisième
(le « gossip », en anglais) plaiderait pour une origine sociale du
langage de cette nature.
D’après
S. Mithen (1996) dans S. Blackmore, Consciousness: An Introduction (2004).
Mais
une fois que le langage se serait développé, poursuit Mithen, il
serait devenu disponible pour traiter d’autres sujets importants pour la
survie, comme la chasse, les phénomènes naturels, etc. Et cela aurait
aussi contribué au décloisonnement favorable à l’émergence
de la conscience.
Pour Mithen, en résumé, les avantages sélectifs
auraient donc oscillés entre favoriser la spécialisation modulaire
d’habiletés et la fluidité d’une intelligence générale,
avec certaines périodes favorisant davantage l’une que l’autre
(voir le schéma ci-contre)
Dans
les espèces sociales, un autre phénomène important est celui
de la tromperie, cette capacité d’induire un congénère
en erreur pour mieux s’approprier une ressource. Robert Trivers
met d’ailleurs ce phénomène au cœur de notre compréhension
des phénomènes conscients. Chez les espèces où il
y a eu sélection pour la tromperie, une sélection parallèle
pour l’auto-tromperie s’est produite, soutient Trivers.
Il
attire notre attention sur le fait que nous avons tous tendance à nous
présenter sous un jour meilleur que ce que nous sommes réellement.
Par ailleurs, comme le meilleur menteur est celui
qui croit en ses propres mensonges, Trivers pense qu’une pression sélective
importante a pu agir dans le sens de l’auto-tromperie.
L’évolution
de l’auto-tromperie irait donc de pair avec notre capacité de tromper
les autres. En effet, lorsqu’on croit à nos propre mensonges on risque
moins de laisser transparaître des émotions ou des indices contradictoires.
En ayant nous-même une vision biaisée de la réalité
parce qu’on en a refoulé inconsciemment une partie, il devient plus
facile pour nous de tromper les autres, ce qui constituerait un avantage sélectif
pour des individus sociaux comme nous.
Tout se passe comme si notre cerveau avait
développé une propension à garder les données
trop compromettantes hors de portée des processus conscients
qui gouvernent nos interactions les uns avec les autres. Mais en
même temps, il garderait ces données actives dans des
processus inconscients afin que l’individu ne s’isole
pas trop du monde réel. Pour Trivers, la tromperie des autres
et l’auto-tromperie sont donc intimement liés et forment
une dynamique déterminante pour l’origine de nos processus
conscients et inconscients.
Plusieurs des théoriciens
de l’origine de l’esprit humain n’abordent pas de front le problème
éminemment complexe de la conscience. C’est le cas par exemple de
Terrence Deacon et de sa théorie
de co-évolution du cerveau humain et du langage donnant lieu
à l’apparition d’une «espèce symbolique».
Pour lui, l’évolution de l’esprit humain va de pair avec celui
des représentations symboliques. Ces auteurs concentrent donc leurs efforts
pour expliquer comment cette faculté de la représentation symbolique
a pu, elle, émerger.
C’est le cas également
de la théorie de l'interactionnisme symbolique de George Herbert
Mead pour qui la conscience de soi propre aux humains leur vient dans
un premier temps de gestes et d’autres interactions non symboliques, et
dans un second temps des interactions symboliques permises par le langage. Pour
Mead, la conscience est donc un phénomène fondamentalement social
lié à la communication et non pas un phénomène individuel.
Libet a aussi fait des expériences
où il montrait que lorqu'on présente un stimulus à un sujet,
on peut enregistrer une activité cérébrale inconsciente plusieurs
centaines de millisecondes avant que le niveau de cette activité ait atteint
le
seuil d’activation neuronal nécessaire à la perception consciente.
Bien qu’il soit tout à fait normal qu’il y ait un certain «
temps de réponse » dû entre autre au temps de la conduction
nerveuse, à travers les circuits neuronaux, il est tout à
fait remarquable, comme l’a noté Libet, de constater que la perception
du stimulus, même si elle a lieu avec un décalage d’environ
une demi-seconde, est ramené subjectivement en arrière pour nous
donner l’impression de survenir à peu près au même moment
qu'apparaît le stimulus réel !
Ces expériences
conduisent, quand on s’arrête à y penser, à d’étranges
constats. Comme celui où le «temps subjectif», celui que l’on
expérimente consciemment, se trouve légèrement décalé
par rapport à ce qu’on pourrait appeler le «présent
objectif», celui de nos processus cérébraux. Ou encore comme
le fait de penser qu’il nous est impossible d’être conscient
du moment précis où le cerveau cesse d’être éveillé,
comme lorsqu’on
s’endort ou que l’on meurt.
C’est
ce qui a amené un neurobiologiste comme Michael
Gazzaniga à dire que ce qui est un scoop pour nous
est déjà une vieille nouvelle pour notre cerveau ! Autrement dit,
pour les nombreux scientifiques qui, comme Gazzaniga, considèrent que la
notion du « soi » et du
libre arbitre relèvent de l’illusion cognitive, peu importe
ce que l’on décide consciemment, notre cerveau l’a déjà
décidé pour nous quelque millisecondes auparavant.
De
nombreux facteurs (voir l’encadré suivant) parmi lesquels on retrouve
des mécanismes
inconscients qui s’enracinent dans notre
longue histoire évolutive, comme le besoin de survivre pour
un individu, de trouver de la nourriture ou un partenaire pour se reproduire,
pourraient ainsi avoir un rôle beaucoup plus important qu’on ne l’imagine
dans la conduite de nos vies. La conscience viendrait seulement après coup
justifier des actions décidées par ces mécanismes inconscients,
en adaptant nos gestes et nos paroles au contexte culturel et social du moment.
S’il y a toujours préséance
de l’activité cérébrale sur la conscience subjective
(voir l’encadré précédent), une
position clairement matérialiste, d’où provient
alors cette activité cérébrale qui «décide pour
nous» ?
Les neurobiologistes qui défendent
cette position s’entendent pour dire que toute perception, pensée
ou action consciente est une variation de l’activité cérébrale
d’un individu donné en réponse à un contexte particulier
dans le but de garder cet individu en équilibre avec son environnement.
Cette explication très générale s’accorde avec un
grand nombre de modèles neurobiologiques de la conscience. Il
est par exemple très proche du courant de la «cognition
incarnée» et du concept «d’énaction»
mis de l’avant par Francisco
Varela.
Nous ne possédons
donc pour l’instant qu’un cadre général pour rendre
compte de la façon dont pourrait fonctionner notre conscience volontaire.
Quand des auteurs comme Jean-Paul Baquiast, inspiré des
travaux de Walter
J. Freeman, essaient de résumer les grandes lignes
de ce cadre général, cela donne quelque chose comme ceci :
«
L'individu que je suis, impliqué tout entier dans un projet, en relation
permanente avec ses homologues et le reste du monde, construit sa décision
en temps réel, par le comportement de tout son corps. Son cerveau n'en
est informé au plan conscient qu'avec un léger retard. La volonté
perçue comme consciente n'a pas décidé du comportement en
cours, mais elle intervient pour en lisser les différents aspects, le moduler
et finalement, le légitimer au regard de l'ensemble des significations
constituant la personnalité profonde du sujet. »
LA QUESTION DU LIBRE ARBITRE
La plupart des gens reconnaissent
naturellement qu’ils sont responsables de leurs actes. Et de fait, affirmer
que nos comportements sont contrôlés par une force étrangère
à nous-même est souvent le signe d’un désordre psychique
quelconque.
Une bonne partie des
religions
et de la culture occidentale est d’ailleurs basé sur ce volontarisme
des individus. Dans la conception judéo-chrétienne du libre-arbitre
par exemple, c’est la responsabilité individuelle qui nous autorise
à faire des choix. Je peux voler ou ne pas voler, tuer ou ne pas tuer,
etc. Dès lors si je choisis de voler ou de tuer, je deviens responsable
de mes actes et je mérite la punition que la société m’inflige,
la logique du droit s’inspirant de cette conception judéo-chrétienne
du libre arbitre. Nos sociétés fonctionnent donc avec au plus profond
d’elles-mêmes cette croyance en un libre arbitre.
Or nombre de scientifiques comme Daniel
Wegner, Henri Atlan ou de philosophes comme Michel
Onfray pensent que notre conscience volontaire pourrait jouer un rôle
moins important qu’on ne le croit dans nos prises de décision. En
clair, pour plusieurs d’entre eux, elle ne pourrait bien être qu’une
illusion.
C’est toute notre logique sociale
reposant sur le libre arbitre qui est ainsi remise en question. Selon ces penseurs,
chaque individu est déterminé par d’innombrables facteurs,
génétiques
et culturels, dont l'imbrication très complexe et loin encore d'être
élucidée nous donnerait une impression exagérée de
notre liberté.
C’est
le cas des résultats expérimentaux obtenus par le neurobiologiste
Benjamin Libet en 1983, probablement les plus discutés et contestés
sur la conscience volontaire. L’expérience consistait simplement,
pour le sujet, à fléchir son poignet au moment de son choix. La
seule autre chose qu’on lui demandait était de retenir à quel
moment il décidait de faire le mouvement en retenant la position d’un
point lumineux qui tournait sur un cadran devant lui.
Durant
chaque séance d’essai, le sujet effectuait 40 de ces flexions du
poignet pendant que Libet et ses collègues mesuraient simultanément
trois choses. D’abord le début du mouvement avec des électrodes
installées sur le poignet et reliées à un électromyographe
(EMG). Ensuite, les fluctuations de l’activité cérébrale
associées à cette décision, ce qui se fait aussi relativement
facilement à l’aide d’électrodes appliquées sur
le scalp et reliées à un électroencéphalogramme (EEG).
Quant à la troisième mesure, celle de
l’instant où le sujet décidait consciemment de faire le geste,
elle posait un plus grand défi. Demander au sujet d’indiquer verbalement
ce moment crée de l’interférence avec l’enregistrement
électroencéphalographique de la séquence motrice. Pour contourner
ce problème, Libet utilisa une méthode indirecte qu’il testa
lors de différentes expériences préalables. Le sujet devait
estimer le début d’autres événements en retenant la
position d’un repère rotatif sur un cadran. Ces expériences
contrôles permirent à Libet de conclure que ce dispositif était
suffisamment fiable pour permettre à ses sujets de noter le moment précis
où ils décidaient de faire le mouvement du poignet.
Les
résultats montrèrent clairement une activité cérébrale
caractéristique appelée «potentiel évoqué primaire»
(«readiness potential» ou RP, en anglais et sur la figure ci-bas)
qui survenait environ 350 millisecondes (ms) avant l’instant où le
sujet indiquait qu’il prenait la décision consciente (DC) de faire
l’action. Puis, 200 ms après cette décision, le poignet se
fléchissait (F). La décision consciente survenait donc bien après
que le cerveau ait commencé à modifier son activité cérébrale
pour préparer le mouvement. Et dans certains cas où le sujet rapportait
avoir préparé intérieurement l’action avant de la faire
(PRP), cet écart était encore plus grand, pouvant aller jusqu’à
800 ms avant que le sujet décide consciemment de faire le mouvement.
D’après Libet (1985)
L’interprétation
à donner à ces résultats déclencha un débat
qui dure encore aujourd’hui. L’observation d’une activité
cérébrale évoquée en amont de la décision consciente
de faire un geste ne sonnait-elle pas le glas du libre-arbitre ? Ne montrait-elle
pas que la conscience que nous avons de nos propres intentions d’agir ne
sont en quelque sorte qu’un épiphénomène,
qu’une conséquence de l’activité du cerveau plutôt
que sa cause ?
Pour plusieurs scientifiques rejetant
d’emblée toute forme de dualisme
de substance où le libre arbitre serait doué d’une forme
d’autonomie immatérielle, ces résultats n’avaient rien
de surprenant. C’est plutôt l’inverse qui aurait été
troublant : une conscience ne correspondant à aucune activité cérébrale
qui aurait été capable d’induire comme par magie une activation
des neurones du cerveau. Ces scientifiques sont donc à l’aise avec
l’idée que la conscience volontaire puisse être une forme d’illusion.
Mais pour d’autres, comme Libet lui-même,
la conscience peut garder un rôle causal dans nos actions volontaires. Il
s’agit simplement qu’elle puisse exercer
un contrôle avant l’exécution du mouvement, dans le dernier
150 à 200 ms avant que le poignet ne bouge. Le processus décisionnel,
initié inconsciemment, pourrait alors être approuvé ou empêché
par la conscience volontaire.
Pour Libet, l’étendue
de notre libre arbitre serait donc limitée à inhiber l’action,
à imposer une sorte de « droit de veto » à son exécution.
Notre libre arbitre aurait ainsi le pouvoir de rejeter, parmi une multitude d’intentions
surgissant au hasard dans les circuits du cerveau, toutes celles qui sont inappropriées.
La responsabilité individuelle serait donc ici préservée
puisque l’idée de toute action inacceptable socialement a la possibilité
d’être stoppée avant son extériorisation.
De
nombreuses critiques, tant méthodologiques que philosophiques, ont été
faites à l’endroit de l’expérience de Libet et aux conclusions
qu’il en tire. Certains ont d’abord souligné la difficulté
de vérifier expérimentalement l’hypothèse du «
droit de veto » conscient de Libet. Comment la conscience pourrait-elle
approuver ou non un acte sans en avoir auparavant évalué les conséquences
? Et si ce veto est un acte conscient, alors il devrait lui aussi avoir besoin
de ce 350 ms de délai pour se constituer, un temps trop long pour le petit
200 ms dont il dispose pour intervenir.
D’autres
l’ont carrément attaqué sur les présupposés
dualistes que son interprétation contiendrait, accordant selon eux un pouvoir
presque magique à ce contrôle conscient.
Les
critiques méthodologiques principales attaquaient quant à elles
la méthode du cadran pour mesurer le moment de la décision consciente.
On lui reprochait entre autre de ne pas tenir compte d’un délai nécessaire
à l’attention
pour passer du point sur le cadran à la décision consciente de bouger.
On remettait aussi en cause le choix du comportement de flexion du poignet, beaucoup
trop simple et répétitif aux yeux de plusieurs pour qu’on
en tire des conclusions générales sur le libre arbitre ou la responsabilité
morale.
Ces dernières critiques ont été
elles-mêmes critiquées par Haggard et ses collègues qui ont
reproduits l’expérience de Libet et ont montré qu'il fallait
distinguer deux types d'ondes cérébrales au moment de la préparation
de l'action : une première, inconsciente, qui correspond à un déclencheur
de l'action (« allez, vas-y »); et une seconde, consciente, associée
au type de mouvement choisi (« bouge de cette façon »).
Mais
la critique la plus radicale est sans doute venue de Daniel
Dennett pour qui l’idée même de vouloir assigner un moment
précis à une décision consciente est erronée. La conception
de la conscience de Dennett ne laisse en effet pas de place à un endroit
ou la conscience subjective d’un stimulus comme le point du cadran pourrait
venir coïncider avec la conscience d’initier une action. Pas plus,
d’ailleurs qu’elle ne laisse de place à un « soi »
qui pourrait constater cette coïncidence. Pour lui, il n’existe que
des mécanismes cérébraux capables d’évaluer
le temps et de répondre par des comportements ou des paroles à ces
évaluations temporelles. Donc aucune possibilité qu’un «
soi » puisse avoir un accès privilégié au contenu de
cette évaluation temporelle et à la capacité consciente de
décider d’une action.
Dennett ne rejette
pas pour autant du revers de la main la notion de libre arbitre. Il rejette bien
sûr le libre arbitre qui émanerait d’une puissance immatérielle,
mais pense que notre sentiment de libre arbitre est réel. Il pourrait,
selon lui, être l’expression consciente d’une faculté
ayant évolué pour nous permettre de peser le pour et le contre des
situations que nous rencontrons où les choix sont multiples.
Ce
qu’on appelle la conscience morale, c’est-à-dire
la capacité de porter des jugements de valeurs sur ses actes, de les qualifier
de bien ou de mal, peut sembler ébranlée par les remises en question
du libre arbitre.
Force
est d’admettre, en effet, que l’interminable liste des guerres et
des conflits humains sanglants fonctionnent sur le mode du déni de l’autre.
Or pour Pinker, une fois que nous réalisons que notre propre conscience
est un produit de notre cerveau et que tous les autres êtres humains ont
un cerveau comme le nôtre, un déni de la sensibilité de l’autre
devient impossible.