Une grande partie des études
effectuées sur les fonctions langagières depuis le XIXe siècle
concernent des corrélations établies entre un
déficit du langage particulier et une lésion cérébrale
localisée lors de l’autopsie du sujet. Or les dommages produits par
une lésion peuvent toucher plusieurs structures cérébrales
en même temps, ce qui rend l’interprétation de ces résultats
difficile.
De son côté, l’avènement de l’imagerie
cérébrale a permis d’examiner l’activation des aires
cérébrales associées au langage chez des sujets sains qui
exécutent une activité langagière particulière. Ces
études ont confirmé l’importance des aires de Broca et de
Wernicke pour le langage, mais en les intégrant dans un réseau plus
vaste de d’aires cérébrales
interconnectées contribuant au langage. Cette conception remplace
aujourd’hui la notion historique de «centres»
du langage.
Chez les personnes bilingues, plus
la seconde langue a été acquise jeune, plus les aires cérébrales
de compréhension et de production associées aux deux langues sont
similaires. Dans le cas d’une deuxième langue apprise plus tardivement,
l’imagerie cérébrale révèle que ce ne sont pas
toujours les mêmes aires corticales qui sont impliquées dans la compréhension
des deux langues. D’ailleurs, des personnes bilingues peuvent, suite à
un traumatisme, perdre
l’usage d’une seule langue, sans que la langue préservée
soit nécessairement la langue maternelle.
Mais le bilinguisme
est un phénomène complexe dont les bases fonctionnelles demeurent
encore méconnues. Considérant par exemple que l’italien utilise
des phonèmes et une syntaxe beaucoup plus proche du français que
du chinois, le cerveau d’une personne bilingue français / italien
fonctionnera-t-il comme celui d’un bilingue français / chinois ?
Et chez ce dernier, existe-t-il des différences entre ceux dont la langue
maternelle est le français et ceux pour qui c’est le chinois ? Et
quel est l’effet de la fréquence d’usage d’une langue
sur l’organisation cérébrale ? Comme on peut le constater,
le nombre de paramètres susceptible d’influencer les aires du langage
du cerveau des personnes bilingues est considérable.
BROCA, WERNICKE ET LES AUTRES AIRES DU LANGAGE
L’année 1861 marque
le début de l’identification de régions du cerveau impliquées
dans le langage. Cette année-là, le neurochirurgien français
Paul Broca examine le cerveau d’un de ses patients qui vient de décéder.
Ce patient ne pouvait prononcer d’autres syllabes que « tan »,
bien qu’il comprenait ce qu’on lui disait. Sans être atteint
d’aucun trouble moteur de la langue ou de la bouche qui aurait pu affecter
son langage, ce patient ne pouvait produire aucune phrase complète ni exprimer
ses idées par écrit.
Paul Broca
Le cerveau de Tan
En
faisant l’autopsie de son cerveau, Broca a trouvé une lésion
importante dans le cortex frontal inférieur gauche. Par la suite, Broca
a étudié huit patients aux déficits semblables qui tous avaient
une lésion dans l’hémisphère frontal gauche. Cela l’amène
à déclarer son célèbre « Nous parlons avec l'hémisphère
gauche » et à identifier pour la première fois l’existence
d’un « centre du langage » dans la partie postérieure
du lobe frontal de cet hémisphère. En fait, l’aire de Broca
fut la première région du cerveau associée à une fonction
précise, en l’occurrence le langage.
Dix ans plus tard,
Carl Wernicke, un neurologue allemand, met en évidence une autre région
impliquée celle-là dans la compréhension du langage. Elle
est située dans la partie postérieure du lobe temporal gauche. Les
patients qui ont une
lésion à cet endroit peuvent parler, mais leur discours est
souvent incohérent et dénué de sens.
Carl Wernicke
Un cerveau avec une lésion responsable d’une
aphasie de Wernicke
Ces
observations ont été maintes fois confirmées et l’on
s’entend aujourd’hui sur le fait qu’il y a, autour du sillon
latéral de l’hémisphère gauche, une sorte de boucle
neurale impliquée dans la compréhension orale du langage et sa production
par la parole. À l’extrémité frontale de cette boucle,
on trouve l’aire de Broca, habituellement associée
à la production du langage. À l’autre extrémité,
plus précisément dans la partie supérieure et postérieure
du lobe temporal, se situe l’aire de Wernicke, associée
au traitement des paroles entendues, autrement dit à l’input du langage.
L’aire de Broca et l’aire de Wernicke sont connectées par un
important faisceau de fibres nerveuses appelé le faisceau arqué.
Cette boucle est présente
dans l’hémisphère gauche
chez environ 90 % des droitiers et 70% des gauchers, le langage étant l’une
des fonctions traitée de manière asymétrique dans le cerveau.
Étonnamment, on la retrouve aussi au même endroit chez
les sourds qui s'expriment en langue des signes. Cette boucle ne serait donc pas
spécifique au langage oral ou parlé, mais serait plus largement
associée à la modalité principale du langage d’un individu.
Un problème général
auquel se heurte toute tentative de localisation des fonctions cérébrales
est l’unicité de chaque cerveau. En effet, si tous les cerveaux ont
les mêmes grandes structures cérébrales, la taille et la forme
de ces structures peut varier de plusieurs millimètres d’un individu
à l’autre. Exactement comme le fait qu’on a tous cinq doigts
dans une main, mais que nos mains sont toutes différentes. Des mesures
moyennes sont bien sûr utilisées, mais reste qu’une lésion
donnée chez différents individus ne produira pas toujours exactement
le même déficit.
Avec les cartographies fonctionnelles
des fonctions cérébrales normalisées pour la taille des différents
cerveaux, on obtient un cerveau de référence mais un qui ne correspond
à aucun cerveau d’un individu en particulier.
Il arrive souvent, quand on a un
mot sur le bout de la langue, qu’on se souvienne de la première lettre
du mot, du dernier son du mot, du nombre de syllabes ou encore du genre du mot.
C’est que l’accès à un mot lors de la préparation
de la parole n’est pas un processus « tout ou rien ». Ses différentes
caractéristiques peuvent être récupérées indépendamment
les unes des autres.
Les capacités générales
de lecture sont en général plus développées chez la
femme et cette différence s’exprime souvent de manière évidente
dès l’école primaire. On s’interroge encore sur la part
d’inné et d’acquis qui explique cette différence, mais
il semble que la valorisation de la lecture auprès des filles y soit pour
quelque chose. Les filles seraient donc, en partie du moins, meilleures en lecture
parce qu’elles lisent plus, tout simplement, pendant que les garçons
se livrent souvent à des activités sportives. Des spécialistes
pensent qu’en augmentant le temps de lecture et d’écriture
chez les garçons, et surtout en adaptant les contenus pour les intéresser,
on pourrait réduire de façon substantielle l’écart
qui les sépare des filles.
Les filles semblent aussi plus performantes
en ce qui concerne l’orthographe. L’utilisation de leurs
deux hémisphères dans le traitement des sons (comparé
aux hommes qui utilisent surtout le gauche) pourrait être ici en cause.
En effet, on peut imaginer que mieux décortiquer les sons d’un mot
permet de mieux le décoder, et donc de mieux l’écrire.
MODÈLES CÉRÉBRAUX DU LANGAGE PARLÉ
ET ÉCRIT
Un premier modèle
de l’organisation générale des fonctions langagières
dans le cerveau a été proposé par Geschwind dans les années
1960-1970. Il s’agit d’un modèle dit « connexionniste
» qui s’inspire des études lésionnelles de Wernicke
et de ses successeurs, d’où son nom de modèle Wernicke-Geschwind.
Son hypothèse centrale est que les troubles du langage proviennent d’une
rupture dans un réseau de modules fonctionnels connectés en série.
Selon ce modèle, chaque module prendrait en charge une des différentes
caractéristiques du langage (perception, compréhension, production,
etc.) et seraient reliés entre eux par une chaîne de connexions bien
précise.
Le son d’un mot
entendu est d’abord traité dans le cortex auditif primaire.
Celui-ci transmet ensuite de l’information à l’aire voisine,
celle de Wernicke, qui associe la structure
du signal sonore avec la représentation d’un mot conservé
en mémoire. C’est ainsi que l’aire de Wernicke permettrait
de faire surgir le sens d’un mot particulier.
S’il s’agit maintenant de lire
un mot à voix haute, l’information est d’abord
perçue par le cortex visuel pour ensuite être transférée
d’abord au gyrus
angulaire, et de là à l’aire de Wernicke.
Qu’on
l’entende ou qu’on le lise, c’est dans le lexique mental de
l’aire de Wernicke que le mot est reconnu et correctement interprété
selon le contexte. Pour dire ce mot, l'information doit ensuite être
acheminée par le faisceau arqué à destination de l’aire
de Broca qui planifie l’élocution du mot. L’information chemine
enfin jusqu’au cortex moteur responsable des muscles qui s’occupent
de la prononciation physique du mot.
Le modèle Wernicke-Geschwind
est donc basé sur la localisation anatomique d’aires cérébrales
ayant des fonctions distinctes. Grosso modo, ce modèle permet de comprendre
les principaux troubles du langage, comme l’aphasie
de Broca ou de Wernicke. Mais il a aussi ses limites. L’une d’entre
elles est que son organisation en série suppose que chaque étape
n’est réalisée qu’à partir du moment où
la précédente est achevée, ce qui n’est pas toujours
ce que l’on observe. Ce modèle n’expliquant pas non plus certains
troubles partiels du langage, d’autres
furent proposés pour pallier à ces lacunes.
Outre la
mémoire sémantique qui permet de retenir le ou les différents
sens d’un mot, d’autres mémoires spécialisées
sont requises pour parler. La prononciation de chaque phonème d’une
langue nécessite par exemple une position particulière de la langue
et de la bouche qui se prend inconsciemment mais que l’on a dû mémoriser
quelque part dans le cerveau.
C’est parfois plus facile dans certaines
langues, comme l’espagnol, où l'orthographe et la prononciation sont
simples et recèlent peu de surprises.
Mais dans d’autres,
comme le français et l'anglais, des graphies identiques correspondent parfois
à des sons différents. Ainsi, les mots "jars", "mars"
et "gars" en français ou "thought", "tough",
"through" et "though" en anglais, diffèrent beaucoup
phonétiquement même s'ils s'écrivent de manière semblable.
Ces variations arbitraires de la prononciation de lettres identiques doivent donc
être mémorisées telle quelle, sans le recours à aucune
logique grammaticale.
L’hémisphère
dans lequel résident les principales aptitudes langagières a souvent
été désigné comme «dominant» pour le langage.
Toutefois, comme on sait maintenant que l’autre
hémisphère contribue aussi au langage, il serait
plus juste de parler d’un partage des multiples aspects du langage entre
les deux hémisphères que la supériorité de l’un
par rapport à l’autre.
Les anthropologues parviennent à
évaluer les latéralisations manuelles dans les anciennes cultures
en examinant par exemple les marques de la taille d’une hache de silex qui
indiquent qu’elle a été fabriquée par un droitier ou
par un gaucher. On examine aussi la proportion des personnages qui se servent
de la main droite ou gauche dans les représentations artistiques à
partir de l’antiquité.
« De quelle main écrivez-vous
? De quelle main lancez-vous une balle ? De quelle main vous brossez-vous les
dents ? » Voilà de simples questions qui permettent généralement
d’évaluer le degré de latéralisation manuelle de quelqu’un.
PRÉFÉRENCE MANUELLE, LANGAGE ET LATÉRALISATION
CÉRÉBRALE
La caractéristique anatomique
peut-être la plus frappante du cerveau est sa division en deux
hémisphères. Par conséquent, pratiquement toutes les
parties du cerveau humain se retrouvent en double. Ces deux exemplaires de chaque
structure cérébrale, la gauche et la droite, ne sont cependant pas
exactement symétriques. Ils présentent souvent des différences
tant dans leur taille, leur forme que leur fonction. On nomme ce phénomène
la latéralisation cérébrale.
Les
deux fonctions les plus latéralisées chez l’humain sont la
motricité et le langage. Quand une fonction est latéralisée,
cela signifie souvent qu’un des deux côtés du cerveau prend
davantage en charge la fonction en question. Bien que cette appellation ait des
limites (voir encadré), on nomme souvent ce côté du cerveau
« l’hémisphère dominant » pour une fonction quelconque.
En
ce qui concerne la motricité, ce phénomène est à l’origine
de ce qu’on appelle la préférence manuelle, c’est-à-dire
le fait d’être droitier ou gaucher. Les personnes ambidextres, qui
sont aussi habiles d’une main que de l’autre, ont pour leur part un
cerveau qui est partiellement ou pas du tout latéralisé pour la
motricité.
Les droitiers ont leur hémisphère «
dominant » pour la motricité dans l’hémisphère
gauche et les gauchers dans l’hémisphère droit. Cette inversion
est causée par les
voies motrices qui changent de côté en descendant dans la moelle
épinière. Les mouvements d’un côté du corps
sont donc produits par l'hémisphère cérébral opposé.
Environ 9 adultes sur 10 sont
droitiers. Cette proportion semble avoir été stable pendant des
millénaires et dans toutes les cultures où on l’a étudiée
(voir encadré).
Qu’en est-il du langage maintenant ? Quel
est son hémisphère « dominant » ? Et surtout, y’a-t-il
un lien entre la préférence manuelle et la latéralisation
du langage ? Considérant la facilité avec laquelle on peut déterminer
si une personne est droitière ou gauchère, ce lien pourrait être
bien utile. Et effectivement, il y en a un, bien qu’il ne soit pas parfait.
En effet, chez la grande majorité des droitiers, les capacités
langagières sont localisées dans l’hémisphère
gauche. Pour ce qui est des gauchers, contrairement à ce qu’on pourrait
croire, ce n’est pas l’inverse qui se produit et le tableau est moins
clair : beaucoup montrent eux aussi une spécialisation pour le langage
dans l’hémisphère gauche, certains dans l’hémisphère
droit, tandis que pour d’autres ce sont les deux hémisphères
qui contribuent à peu près également au langage.
Bien que la préférence manuelle influence l’hémisphère
cérébral qui nous fait parler, il semble y avoir une prédisposition
naturelle de l’hémisphère gauche pour le langage, prédisposition
qui trouve un écho au niveau anatomique.
Même si le langage a une «
musique », musique et langage sont des fonctions distinctes puisque les
sons musicaux et les sons du langage ne semblent pas traités dans les mêmes
régions du cerveau. Deux cas célèbres montrent l’indépendance
des fonctions langagières et musicales.
D’abord le compositeur
de musique Maurice Ravel qui, suite à une atteinte à l’hémisphère
gauche, est devenu aphasique. Au niveau musical, bien qu’il ne pouvait plus
retranscrire les mélodies, il pouvait néanmoins encore les reconnaître,
preuve que sa perception musicale était préservée.
L’autre exemple est celui d’Ernesto « Che » Guevara. Tout
en étant un orateur hors pair, le Che souffrait d’amusie
congénitale ce qui le rendait complètement incapable de
percevoir la musique ! De mauvaises langues pourraient dire que lorsqu’on
ne peut plus ni reconnaître l'hymne national de son pays ni distinguer un
tango d'une salsa, il ne nous reste qu’à faire la révolution…
Mais elles auraient tort, bien entendu.
CONTRIBUTION DE L'HÉMISPHÈRE DROIT AU LANGAGE
La communication entre deux
personnes ne passe pas seulement par le langage verbal. Avant même qu’elles
ouvrent la bouche, deux personnes communiquent déjà par l’entremise
d’éléments non verbaux. D’abord l'apparence physique,
l'habillement, le maintien ou l’attitude générale qui forment
un contexte dans lequel le message verbal prendra une coloration particulière.
Ensuite la position particulière du corps durant la conversation, le mouvement
de nos yeux, nos gestes et nos mimiques qui vont transmettre eux aussi une certaine
charge émotionnelle à notre discours.
Il y a aussi ce
qu’on appelle souvent la musique de la langue, c’est-à-dire
toutes les variations de tonalité, d’intonation et de rythme qui
modifient le sens de nos paroles.
Quand on parle de langage, il est
donc utile de distinguer entre le langage verbal, c'est-à-dire le sens
littéral des mots, et tout ce qui enrobe les mots et leur donne une connotation
particulière. C’est la grande différence entre dénoter
et connoter. Le message perçu ne dépend donc jamais seulement de
ce qui est dit, mais toujours également de la façon dont c’est
dit.
Si par exemple on demande
à un patient ayant une lésion dans l’hémisphère
droit de nous montrer l’image caractérisant le mieux la
phrase « Elle a le cœur gros », il vous montrera l’image
du personnage avec un gros cœur dessiné sur son chandail, laissant
de côté la jeune fille en pleurs. Même chose pour la moindre
remarque ironique : dites-lui « Il est vraiment gentil, ce type ! »
et il sera convaincu qu’il a affaire quelqu’un de très bien…
Lorsque l’on
s’est demandé ce que faisaient les régions de l’hémisphère
droit homologue des aires du langage de l’hémisphère gauche,
les premières pistes de réponse sont venues en grande partie de
ceux qui avaient subi des
lésions dans ces régions de l’hémisphère droit.
On pourrait s’attendre à
ce que les sourds utilisant la langue des signes voient leur hémisphère
droit prendre en charge ce langage étant donné sa prédilection
pour les tâches visuo-spatiales. Or il n’en est rien : on retrouve
autant de signeurs que d’entendants latéralisé à gauche.